Écrivain et blogueur, Pierre Ahnne réalise des retours sur les manuscrits qui lui sont confiés par Aleph-Écriture dans le cadre des lectures-diagnostics. Nous lui avons demandé ce qu’il retirait de cette pratique et aussi ce que pouvaient attendre de ces retours les auteurs qui lui confient la première version de leur livre.
L’Inventoire : Vous effectuez des lectures diagnostics de manuscrits depuis combien de temps ?
Pierre Ahnne : Cela fait environ deux ans et-demi.
L’Inventoire : Que peuvent en attendre les personnes qui vous soumettent un manuscrit ?
Pierre Ahnne: Je crois qu’on sait, profondément, ce qu’on veut et ce qu’on fait quand on se lance dans l’écriture d’un roman ou d’une nouvelle (ce sont surtout ces deux genres que je pratique), mais qu’on a quelquefois besoin d’être confirmé dans ses choix. Comme je le disais tout à l’heure, il y a tant de fausses raisons pour nous détourner de ce que nous voulons vraiment et pour insinuer le doute dans notre esprit… L’intervention d’un autre, qui vous redit ce que vous désiriez vraiment écrire et vous confirme que c’est une idée intéressante, qui vaut la peine qu’on y croie et qu’on en explore toutes les possibilités, est donc salutaire.
L’intervention d’un autre, qui vous redit ce que vous désiriez vraiment écrire
L’Inventoire : Avez-vous un exemple présent à l’esprit d’une piste de re-travail qui a été fructueuse pour l’intéressé ?
Pierre Ahnne: Je me rappelle en particulier un roman, déjà assez abouti, qui était construit sur un principe d’alternance entre deux personnages de femmes. Or, il y avait entre ces deux personnages un décalage à mon avis trop marqué. L’une était très originale et il lui arrivait toutes sortes de choses, l’autre avait une existence plus banale et, du coup, faisait un peu figure de faire-valoir. J’ai conseillé à l’auteure de rééquilibrer, soit en inventant au personnage « faible » un passé ou des aventures qui l’auraient mise au même « niveau » que l’autre, soit en creusant ce décalage lui-même et en s’intéressant à la fascination mêlée d’envie que la première éprouvait visiblement pour la seconde.
Quelques mois après, j’ai rencontré l’auteure du texte dans d’autres circonstances. Elle m’a dit que mes remarques lui avaient été très utiles, qu’elle avait entièrement retravaillé son manuscrit et était en train de l’envoyer à des éditeurs.
Je ne sais pas si, depuis, elle a reçu une réponse positive. Il va de soi que je ne peux absolument pas garantir aux personnes dont je lis les manuscrits qu’en suivant mes conseils ils seront édités. Ce serait très présomptueux, et trop simple. L’édition est un monde mystérieux, qui obéit à toutes sortes d’impératifs, dont certains nous échappent. Je serais moi-même trop heureux d’avoir des « recettes », permettant d’être publié à coup sûr.
Cependant, j’ai la faiblesse de croire que, dans la mesure où le fait d’être édité dépend effectivement de la qualité d’un manuscrit, ceux que leurs auteurs auront retravaillés après nos discussions voient leurs chances s’accroître.
Rester attentif aux raisons du plaisir, voilà le secret…
L’Inventoire : Ce n’est pas facile d’indiquer à un auteur ce qui peut être retravaillé (ou pas), dans un manuscrit. Comment vous y prenez-vous ?
Pierre Ahnne: Il faut bien sûr s’interdire de réécrire soi-même le texte, ou de le « tirer » dans le sens de ce qu’on serait personnellement tenté de faire. La première chose est de pénétrer dans le manuscrit, en essayant de comprendre sa logique et le désir qui l’habite et l’anime. Si on y parvient, on peut repérer les « scories », les détails parasites, les passages pas tout à fait aboutis, et on peut en parler avec l’auteur, car celui-ci aura compris qu’on a compris le sens et l’intérêt de son entreprise.
L’Inventoire : Avez-vous une sorte de « grille de lecture » ?
Pierre Ahnne: J’essaye de ne pas en avoir. D’être le plus possible à l’écoute du manuscrit que je découvre, de sa singularité, plutôt que de poser tout de suite dessus un cadre préétabli.
De plus, quand on a beaucoup travaillé sur un texte, on ne le « voit » plus vraiment. Ses qualités comme ses défauts échappent à celui qui l’a écrit, tout le monde a fait cette expérience.
Le regard extérieur de quelqu’un qui n’a pas suivi l’évolution du texte et ne connaît pas son auteur permet de faire apparaître ce dont celui-ci avait cessé d’être conscient, et, du coup, de l’amener à développer ce qui mérite de l’être ou à rectifier ce qui n’est pas encore au point.
L’Inventoire : Cette activité de lecture-diagnostic est-elle nouvelle pour vous ?
Pierre Ahnne : Oui. Cela dit, sans parler des longues années que j’ai passées, comme enseignant, à me pencher sur les écrits d’adolescents et à essayer de les aider à les améliorer, le fait d’écrire, et de fréquenter quelques personnes qui font de même, m’a amené à échanger souvent autour de textes : les miens, mais aussi ceux des amis qui me donnaient à lire les leurs et me demandaient mon avis. Réfléchir aux points forts et aux faiblesses d’un manuscrit, en discuter avec l’auteur sans concession mais en toute bienveillance, c’est donc quelque chose que j’avais déjà un peu pratiqué.
L’Inventoire : Qu’aimez-vous dans cette activité ? Le côté technique ? Le côté enquête finalement sur un livre en devenir ?
Pierre Ahnne: C’est vrai qu’il y a un côté « enquête »… Quand on écrit, et c’est vrai, je crois, pour tout le monde, en tout cas je ne m’excepte, quant à moi, pas du tout, il y a ce qu’on veut vraiment mettre dans un texte, et il y a ce qu’on y met aussi, pour de mauvaises raisons : parce qu’on croit que c’est ce qui se fait, parce qu’on l’a lu ailleurs, parce que quelqu’un a dit que dans tout roman qui se respecte on devait trouver ceci ou cela, etc.
Il s’agit donc d’abord de découvrir, comme je le disais tout à l’heure, ce que l’auteur voulait faire. Puis, de l’amener à se faire confiance, à suivre cette piste jusqu’au bout, en la déblayant de tout ce qui l’encombre et qui parasite le texte. C’est cela, à mon sens, qui est passionnant, et qui est un enrichissement pour le lecteur lui-même, puisque, encore une fois, quand on se lance dans l’écriture d’un nouveau livre, on est, à chaque fois, toujours un débutant.
L’Inventoire : La part de dialogue avec l’auteur tient-elle une grande place dans votre pratique du retour ?
Pierre Ahnne: Oui, et c’est d’ailleurs ce que je préfère dans cette activité. Je ne prétends pas du tout être infaillible. Je parle à l’auteur de ce que j’ai ressenti et cru comprendre en lisant son texte, puis je lui demande ce que lui, il en pense, s’il est bien d’accord, si c’est bien ça. En toute modestie, je dois dire que je tombe juste assez souvent. Mais il arrive aussi que j’aie mal compris, ou pas vu tout ce qu’il y avait à voir. Alors je révise mon jugement, nous discutons et essayons de reformuler les choses ensemble.
Je viens toujours à ces discussions avec le manuscrit annoté. Si ça se passe par Skype ou au téléphone, j’ai renvoyé à l’auteur son fichier avec des annotations. La rencontre permet de reparcourir ensemble le texte, je précise mes remarques, qui peuvent porter sur l’organisation d’ensemble, les dialogues, les personnages, etc., mais aussi sur le détail de l’écriture, la phrase elle-même. Je propose quelquefois des solutions, parfois aussi nous en trouvons ensemble.
En fait, ces entretiens se déroulent en deux temps : d’abord je présente à l’auteur la note de lecture que j’ai rédigée et qui est une synthèse de ma lecture, de ce que j’ai aimé, de ce que je trouve moins abouti. Autour de cette note, nous engageons le dialogue et commençons à discuter du texte de façon globale ; ensuite, on entre ensemble dans le détail du manuscrit.
L’Inventoire : Le fait de tenir un blog de critique littéraire vous aide-t-il à faire des retours argumentés dans la mesure où vous voyez toute la production contemporaine ?
Pierre Ahnne: Cela m’a surtout donné l’habitude d’un certain type de lecture, où il ne s’agit pas seulement de se laisser porter par le texte, mais d’être attentif à la façon dont il est « fabriqué ». Ce qui ne veut pas dire renoncer à tout plaisir de lecture, évidemment : rester attentif aux raisons du plaisir, voilà le secret…
Danièle Pétrès
Pierre Ahnne est né à Strasbourg. Il a enseigné dans l’est de la France et au Lycée français de Moscou. Depuis 1984 il vit à Paris et a travaillé dans un lycée de proche banlieue.
Il a d’abord été tenté par le théâtre (Bouvard et Pécuchet, d’après Flaubert, en collaboration avec Marion Hérold, monté en 1991, Conte du fond des forêts, mis en espace par Philippe Honoré en 1995). Plus récemment, il est l’auteur d’un texte pour le spectacle musical Rose au zoo (2017), et d’une pièce intitulée La Cantatrice et le Gangster, créée en 2019 à Paris. Par ailleurs, il a publié plusieurs romans : Comment briser le cœur de sa mère (Fayard, 1997), Je suis un méchant homme (Stock, 1999), Libérez-moi du paradis (Le Serpent à plumes, 2002), Couple avec pistolet dans un paysage d’hiver (Denoël, 2005), Dernier Amour avant liquidation (Denoël, 2009), J’ai des blancs (Les Impressions nouvelles, 2015). Ces livres mettent en scène des personnages auxquels leur engluement dans l’imaginaire rend la vie compliquée. Faust à la plage (Editions Vendémiaire, 2022).