Il y a des livres qu’il faut lire quand on veut être écrivain. Quand on veut savoir ce que ça produit autour de soi, ce que ça implique dans sa propre vie, ce que cela demande d’honnêteté vis-à-vis de soi-même pour aller jusqu’au bout de ce qu’on a à dire. Le livre de Lionel Duroy « Nous étions nés pour être heureux » en fait partie.
On entre dans ce livre un peu comme on entre dans une pièce de Tchekhov, La Cerisaie par exemple. C’est une belle journée de juillet, il fait chaud déjà, tous les membres de la famille vont s’attabler sous l’olivier pour déjeuner, et ce sera le moment d’échanger les peines et les joies, les remords et les larmes. Les regrets éternels seront écartés, la vie est bien avancée, elle semble déjà derrière soi. Tout ce qui devait être accompli l’a été. Seuls, les enfants, qui chuchotent entre eux des histoires, portent l’espoir que les événements qui ont marqué toutes ces vies ne se reproduisent pas. Pour l’instant, ils jouent à cache-cache sous la table, dans le rire de l’enfance. Le seul endroit où rien ne peut encore les atteindre.
Sans relâche, Lionel Duroy a écrit sur sa famille ces trente dernières années. En historien d’une enfance assassinée, il a autopsié les racines du drame familial et ses ramifications infinies sur sa vie d’adulte et d’écrivain, de père et d’époux.
Ecrire sa vérité n’est souvent que la seule manière de sauver sa peau. Et c’est généralement pour cette raison qu’un écrivain, écrit.
C’est pourtant au prix de son propre reniement par ses neuf frères et sœurs qu’il a publié son premier livre, « Priez pour nous », alors qu’il avait 40 ans. Il n’est pas sans conséquences de dire la vérité sur son enfance, même si frères et soeurs ont été victimes eux aussi du dysfonctionnement parental. Il n’est pas sans danger de faire passer certains événements vécus, de l’espace intime et privé de la cellule familiale à la lumière d’un livre qui va les rendre publics.
Écrire un récit sur sa famille expose à la solitude, à l’opprobre et parfois au procès. Pourtant, écrire sa vérité n’est souvent que la seule manière de sauver sa peau. Et c’est généralement pour cette raison qu’un écrivain, écrit.
Néanmoins, il est parfois un moment où les choix renouvelés de l’écrivain, son labeur insatiable et son inextinguible besoin de vérité, trouvent une récompense envers et contre tout. Vingt-sept ans après, ce roman de Lionel Duroy est ainsi le récit d’une famille qui accepte de revoir ce frère qui s’est affranchi du cercle du secret.
Une réconciliation que l’auteur n’attendait plus, mais qui valide en quelque sorte son projet de départ et ses choix ; croire en la guérison par l’écriture.
À 70 ans, Lionel Duroy raconte dans « Nous étions faits pour être heureux » ces retrouvailles où son double de fiction, Paul, convie frères et soeurs, ex-femmes, enfants et petits-enfants dans sa maison du Mont Ventoux pour retisser des liens entre générations et mesurer le temps parcouru, posant les bases d’un pardon possible. Une forme de happy end qui montre après douze romans à quel point, si on parvient à raconter son histoire, on ne s’affranchit jamais vraiment, en revanche, du jugement des siens.
Danièle Pétrès
Lionel Duroy, « Nous étions faits pour être heureux », Editions Julliard, 2019
Premier extrait
« Puis, après un silence :
– Ah, au fait, je crois que j’ai trouvé une réponse à ta question…
Elle semble un instant tomber des nues.
Pourquoi je publie des manuscrits… tu te souviens ? Au lieu de les conserver dans un tiroir… Eh bien parce qu’écrire est ma façon d’exister, la seule qui me satisfasse, je n’en ai pas trouvé d’autre. Si bien que si je ne publiais pas ce que j’écris, ce serait comme me refuser à moi-même le droit d’exister. Me suicider, en quelque sorte.
– Je ne comprends pas ; que tu le veuilles ou non, tu existes, alors autant faire le bien autour de toi plutôt que le mal.
– Pourquoi me redis-tu que je fais le mal, Anne-Cécile ? Déjà au téléphone… En quoi est-ce que je fais le mal quand j’essaie de nommer les événements et leurs conséquences ? Nous sommes faits de ces événements, au lieu de les balayer sous le tapis, je cherche à les retenir, à les observer à la loupe, à en exprimer toutes les facettes, y compris les plus secrètes, les moins avouables. Sans doute pour ne pas traverser la vie comme un imbécile heureux.
L’image lui est venue spontanément et déjà il regrette de l’avoir formulée ; Anne-Cécile ne prétend-elle pas avoir tout oublié de son enfance ? Ne vient-il pas de l’insulter sans le vouloir ?
-Pourquoi « imbécile » ? Tu peux traverser la vie en choisissant d’être heureux, tout simplement, sans pour autant être un imbécile.
– Oui, excuse-moi. Je voulais dire qu’écrire m’apparaît comme la seule façon de supporter la vie, tout simplement. En d’autres termes, que je ne pourrais pas envisager de vivre sans écrire ». (p.89).
Second extrait
« Comment peut-on exister sans écrire ? songe-t-il. Sans consigner inlassablement le mouvement de la vie ? Écrire est au contraire la plus sûre façon de ne rien rater de la vie, d’en débusquer les ressorts secrets invisibles à l’œil nu, de s’y ancrer (…). C’est celui qui n’écrit pas qui chemine en somnambule et qui aura de bonnes raisons de s’inquiéter à la veille de sa mort « Ah bon, c’est déjà fini ? Quelqu’un peut-il m’expliquer ce que je suis venu foutre ici ? » (page 52)
Les trois romans clé de Lionel Duroy
- Priez pour nous (1990)
- Le Chagrin (2010)
- L’Hiver des hommes (2012)