Cette semaine, Solange de Fréminville vous propose d’écrire à partir de l’ouvrage de Tiffany Tavernier, Roissy (Sabine Wespieser, 2018). Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi*) jusqu’au 18 octobre à : atelierouvert@inventoire.com
(*) La version de votre texte doit être envoyée sous Word ou l’équivalent et mentionner votre nom en haut de page – nous n’acceptons pas de fichier PDF.
Extrait
Hier, je suis partie à Naples, Nairobi et Abidjan, m’improvisant tour à tour prof d’histoire, chef de produit L’Oréal, femme d’expat’ militaire… Femme d’expat’, c’était une première et j’ai été brillante. L’ennui des jours passés à ne rien faire dans la grande maison cernée par les grillages, la peur, la nuit, que des hommes viennent enlever les enfants, la difficulté pour leur faire suivre une scolarité « normale », la chaleur épouvantable juste avant la saison des pluies, les coupures d’électricité, la nonchalance des domestiques. […]
Marcher. Toujours marcher. Quarante-huit heures sur place ont suffi pour que j’intègre l’information. Marcher, oui. Sans cesse. […] Marcher, aller d’un bout à l’autre des aérogares, revenir sur ses pas. Tourner en rond, quoi, car ici l’ensemble des modules des terminaux ABCDEF forment un immense 8. Se fondre dans la foule en tournant sans fin pour me protéger des regards, ceux des SDF dont je ne veux surtout pas faire partie, ceux des policiers, ceux des opérationnels enfin, plus de cent mille personnes ici. […]
Ici, je suis en sécurité. Personne ne peut me trouver, pas même ce type croisé devant les portes du Rio. Qui, à la surface, pourrait imaginer que des hommes ont choisi de vivre à plus de huit mètres sous terre dans ces galeries souterraines ? Boyaux qui se déploient sur des dizaines et des dizaines de kilomètres sous l’aéroport. Vlad m’a confié un jour y avoir marché plus de sept heures sans en avoir jamais vu le bout. […]
Hier matin, l’aéroport était en pleine ébullition. Un attentat sur l’aéroport JFK à New York a été déjoué de justesse. Militaires, maîtres-chiens, agents de sécurité, flics en civil, tous sont désormais en alerte maximale. En me voyant m’habiller, Vlad, inquiet, secoue la tête.
« Attends un jour ou deux avant de retourner là-haut.
– Désolée, j’ai mon Rio. »
Sur les panneaux d’affichage, le vol AF445 « flashe », ce qui, en langage d’ici signifie qu’il va se poser dans moins de dix minutes. […]
Devant les arrivées, un groupe d’illuminés de l’Église du Jugement dernier (drapeaux, casquettes) chante des psaumes en se tenant la main.
En retrait, une femme et ses deux enfants, un amoureux transi, un couple âgé, une poignée de chauffeurs et enfin, en appui sur la barrière, l’homme au foulard qu’il m’avait semblé reconnaître l’autre jour. Cette fois, il me fixe du regard et la mémoire me revient. C’est ici que je l’ai déjà vu, il y a plus d’un mois. Qui attend quelqu’un si longtemps ? Mon sang se glace. Un flic ? […]
Fouiller mon sac. Sortir le vieux portable piqué il y a deux mois. Composer un numéro, n’importe lequel, parler de la voix de ceux qui voyagent pour de vrai, une voix haute et claire. Jouer à celle qui habite quelque part. À celle qui gagne de l’argent, qui a un job et, si le type m’aborde, avouer que, depuis que je suis au chômage, je traîne ici au point d’avoir rompu tout lien avec ma famille. Mais il ne fait pas un pas et continue à m’observer comme si cette vérité, la mienne, je la lui devais, à l’instant même où les passagers en provenance de Rio surgissent, déconnectés, tous, de la mémoire de ces 228 personnes qui, toutes par ce même vol, trouvèrent la mort dans la nuit du 30 mai, entre 23 h 10 et 23 h 14, au-dessus de l’océan Atlantique, à des milles et des milles de toutes terres et dont plus de la moitié des corps n’ont pas été repêchés.
Je suis tombée, moi aussi. Une chute fracassante qui ne m’a pas tuée comme eux, mais dont je suis ressortie autre. Avant que cela ne se produise, je vivais ma vie. Je ne sais plus laquelle, mais une vie qui m’appartenait entièrement et dont j’usais comme on use de tout ce que l’on croit posséder. Ainsi (c’est l’impression que j’en garde), je parlais de mon corps, ma maison, mes relations, mon argent, mon métier, mon mari, mon héritage, ma voiture, ma famille, mes désirs, mes engagements, mes espoirs.
Proposition d’écriture
Inspirés par cette femme qui improvise de fausses vies de voyageuse, vous allez imaginer un personnage. Un personnage qui a des raisons de s’inventer des vies auprès de gens qu’il côtoie sans les connaître. Pour cela, vous allez le camper dans un lieu où il croise des personnes dans un parfait anonymat. Par exemple, bien sûr, un aéroport, comme dans le roman. Mais il peut s’agir d’une gare, d’un magasin, d’une laverie, d’un parc, d’une station d’autoroute ou de tout autre lieu que vous inspire ce type de situation. Et vous allez écrire une courte scène où l’on voit ce personnage s’inventer une vie, des activités, une identité qui ne sont pas les siennes, auprès de gens qui ne le connaissent pas. Par cette scène, faites-nous rentrer dans la tête du personnage pour nous faire sentir ce qu’il éprouve à ce jeu, et les mobiles qui l’y poussent.
Votre personnage sera le narrateur, votre texte sera donc écrit au « Je » — comme d’habitude, il ne doit pas dépasser un feuillet (1500 signes ou «caractères espaces compris»).
Lecture
Tiffany Tavernier, cinquante-et-un ans, est romancière, scénariste et assistante réalisatrice. Elle a de qui tenir avec un père réalisateur, Bertrand Tavernier, et une mère scénariste, Colo Tavernier. Grande voyageuse dans l’humanitaire dès ses dix-sept ans, elle trouve l’inspiration de plusieurs de ses romans en restant des mois en Inde, au Cambodge, en Arctique ou en Colombie. Roissy est son huitième roman.
«J’ai eu l’idée de ce roman en lisant un fait divers. On avait trouvé dans un aéroport une femme de 35-40 ans, SDF. Quand on lui avait demandé depuis combien de temps elle vivait là, elle avait répondu « toute ma vie».
Comment une personne qui paraît aussi « intégrée » peut-elle décider de rester toute sa vie dans un aéroport ? » L’article, qui l’a hantée pendant près de deux ans, était accompagné d’une photographie : « Celle d’une jeune femme de trois quarts, aux longs cheveux bruns, tirant une valise, et que l’on devinait très jolie. »
L’intrigue se déroulera à Roissy où Tiffany Tavernier s’installe, elle aussi, pendant plusieurs mois de travail documentaire. « Sans cesse en mouvement, tirant derrière elle sa valise, la narratrice de ce roman va d’un terminal à l’autre, engage des conversations, s’invente des vies, éternelle voyageuse qui pourtant ne montera jamais dans un de ces avions dont le spectacle l’apaise. Elle y est devenue une « indécelable » – une sans domicile fixe déguisée en passagère -, qui a trouvé refuge dans ce non lieu. » Mais la narratrice du roman est aussi une femme amnésique, sans passé ni identité, qui ignore comment elle a atterri à Roissy, et par moments des bribes de souvenirs l’assaillent. Elle soupçonne, dans son passé, un drame, un choc, une culpabilité monstrueuse, justifiant une amnésie aussi profonde. D’elle-même, elle ne sait plus rien, sauf qu’elle s’est retrouvée là, quelques mois plus tôt, sans savoir ce qu’elle était venue y chercher. Alors que ses souvenirs affleurent peu à peu, elle fait une rencontre qui va peut-être tout changer. Dans la file de ceux qui attendent les voyageurs du vol Rio-Paris, elle croise le regard d’un homme qui l’observe.
À la lecture de « Roissy », j’ai plongé dans l’atmosphère cinématographique de l’énorme aérogare, en croisant des milliers de vies comme autant de fictions. Et cette femme « indécelable » m’a attachée à sa double errance. Errance pour rester anonyme. Errance dans les méandres de sa mémoire perdue qui clignote, avec la hantise que son passé ne soit bien plus terrifiant que son présent.
Solange de Fréminville conduit des ateliers d’écriture à Paris pour Aleph-Écriture, notamment des ateliers ouverts en librairie, le cycle « Écrire avec les auteurs contemporains ». Elle anime également des formations d’animateurs d’ateliers d’écriture.