Delphine Tranier-Brard vous a proposé d’écrire à partir du roman de Carole Fives, Tenir jusqu’à l’aube (Gallimard, 2018). Parmi les 20 textes reçus, nous en avons choisi 9. Nous publions vos textes en 2 posts. Merci de votre participation et bonne lecture à tous !
Cécile Quiniou
Une vie nouvelle
Elle est sortie. La colère en écharpe. Le souffle court. L’air est chaud. Elle étouffe. Remonte la rue. Il lui faut marcher, échapper. Le regard des autres, la vie. Sent de plus en plus oppressante monter en elle, la puissance du « non » qu’elle n’a pas eu le courage de dire. Les rues du centre, à éviter. Ces gens qui se gavent de cornets glacés. Elle, le feu la consume. L’été, elle n’aime pas. Tout se sait. Tout se montre. Elle préférerait se cacher. La nouveauté s’impose. Elle n’en veut pas. Ne sais plus ce qu’elle est, ce qu’elle peut, ce qu’elle aime.
Elle tourne à droite. La ville respire enfin. Les habitations s’espacent. Les jardins éclatent. Les insectes frottent leurs élytres, à l’usure, dans un concert répétitif.
Il lui a dit :
– tu n’auras qu’à choisir la peinture.
Elle se répète la phrase. En boucle dans sa tête.
Elle veut juste renverser le pot. Gaspiller la couleur. Changer l’ordre des choses.
Elle va s’habituer. Parce qu’il le faut bien. Changer de ville, de rue, de boulot. Elle connaît.
Elle avance, sous la chape puissante de l’été. A force, sans but, s’épuise. Puis expire longuement. S’arrête soudain. Une réalité lui saute aux yeux, celle d’un monde immuable. Des voisins parlent en riant des vacances qui arrivent, des enfants qui grandissent, de la rénovation de leur maison.
Le soir tombe. Elle pense à rentrer. Elle montera l’escalier, se déchaussera avant le parquet.
Il sera là à l’attendre, à ne plus douter.
C.Q.
Cécile Lang
La Robe
Elle regarde la robe noire sur le lit de la chambre d’hôtel. Du tissu et de la dentelle, un col en V, une fermeture éclair.
Elle enfile les collants puis la robe, en ajuste le tombé devant le miroir. Elle se demande qui est cette femme devant elle.
Elle essaie son sourire. Celui qu’elle lui adressera tout à l’heure. Un sourire qu’elle s’adresse aussi à elle-même, comme un pardon, car ce soir elle n’a pas demandé d’autorisation.
Elle essaie son regard. Ce regard qui ne sera peut-être plus le même demain. Est-ce qu’elle pourra se regarder demain ?
Elle hésite encore un peu, il n’est pas trop tard pour revenir en arrière, pour ne pas basculer. Elle se sent au bord d’elle-même, elle pressent la chute, elle sent la peur au creux de son ventre. Et le désir aussi.
Cette nuit elle veut s’envoler, échapper à cette vie qui la maintient clouée au sol, les ailes grandes ouvertes et le regard vers le ciel. La nuit, Paris, pour elle, pour eux. A l’abri des regards pour la première fois. Pour la dernière fois.
Car elle ne peut s’empêcher d’y penser : la robe sera bientôt rangée dans un tiroir. Elle sait que le Printemps reviendra et c’est la première fois qu’elle ne veut pas revoir les fleurs. Elle sait que les oiseaux doivent revenir et que la nuit va s’enfuir.
Demain, il y aura ce mensonge sur ses lèvres à la place des baisers et cette vérité étouffée au fond de son cœur. Demain il faudra l’oublier, s’oublier.
C.L.
Clarisse Champin
Elle part. Elle ne peut plus faire marche arrière. Le billet de train est pris. La première nuit d’hôtel réservée. Elle a quitté son travail. Elle est libre de son temps. Son mari ne l’accompagnera pas. Elle ne le souhaite pas. Il s’interroge. Il l’interroge. Elle prend des risques. Elle en est consciente. Elle sent le poids des convenances et les questionnements s’immiscer progressivement dans sa décision.
Elle jette un dernier regard inquiet à son environnement familier. Le chat ronronne tranquillement dans le canapé. Son mari trouvera un mot, sur la table de la cuisine, en rentrant du travail. Elle lève son sac à dos et le positionne correctement. Il sera son compagnon de route. Pendant dix semaines, soixante-dix jours. Du Puy-en-Velay à Saint-Jacques-de-Compostelle. Elle ferme fébrilement la porte de la maison. Les clés tombent. Elle se penche pour les ramasser. Les douze kilos du sac la font basculer. Ce poids pèse d’ores-et-déjà sur ses épaules. Comment parviendra-t-elle à marcher vingt-cinq kilomètres par jour, avec ce fardeau dont elle ne pourra se défaire ?
La porte de la maison est close. La rue est déserte. Elle commence à marcher et traverse le canal qui mène à la gare. Elle aime cet endroit et le calme qui s’en dégage. L’eau du canal est trouble aujourd’hui. Les feuilles des arbres s’y reflètent et dessinent de mystérieuses formes. Le ciel est gris, le vent se lève. Elle hésite. Pourquoi partir ? L’émotion est là. Des larmes naissent dans ses yeux noirs.
C.C.
Christiane Leydet
Coupe sombre
Martin ouvre démesurément la bouche et ses yeux se remplissent de terreur. Yan se retourne par réflexe, là où le regard de Martin s’est arrêté. Il voit Hervé – le dos d’Hervé, anormalement penché sur sa machine. D’abord, il pense – Il fait quoi ? Et puis, son regard cherche, il voit le sang, le long de l’établi, et puis la flaque, mélangée à la sciure, et puis la main, par terre, au repos, mais pas à sa place.
Depuis, il en rêve, et ce rêve résonne des mots de Blanchard qui gueule que les cadences doivent augmenter, qu’ils ne garderont pas tout le monde sinon, et cette voix prend la place de l’orage et du vent, de l’inquiétude et de la mort, déchaîne en lui la terreur. Yan, dans ses cauchemars, échappe à mille mains coupées, et Yan vomit – depuis qu’il a avalé tout ce sang par les yeux – il vomit.
Il se dérègle. Il se disloque. Il a appelé pour dire qu’il était malade. Trois jours d’arrêt. Sa vie dans cette coquille. Papier froissé. Plier. Se plier. Trouver une autre forme. Le médecin a dit – Ne restez pas chez vous. Yan n’a pas bougé. Il se vide. La nuit, le jour – il coule. La peur, la nausée.
Yan se débat. Yan crie. Sa rage. Son refus. Sa colère. Et ça le nettoie, à force – de la bile et du sang, du sang et des larmes, de l’usine et de Blanchard, de la crainte et de la nécessité, d’y retourner, d’y souffrir, d’y mourir – un jour, un peu, toujours. Trois jours.
C.L.