Pascal Dibie, ethnologue, président du prix Nicolas Bouvier au festival Étonnants voyageurs à Saint-Malo, ancien directeur de la collection Carnets de voyage aux éditions de l’Aube, auteur de nombreux ouvrages, entre autres « Ethnologie de la porte, des passages et des seuils », nous parle de sa conception du voyage et de son écriture.
L’Inventoire : Vous êtes partie prenante du festival depuis sa création il y a près de trente ans, avez-vous remarqué une évolution dans la manière des écrivains de traiter la thématique du voyage ?
Pascal Dibie : Oui, au départ, quand le festival a été lancé, on était vraiment branché sur l’écrivain-voyageur à l’anglaise et avec le temps c’est devenu le grand festival des livres ; même si la question du voyage reste centrale dans les débats, cela s’est élargi à la littérature-monde, c’est à dire à tous ceux qui font de la littérature de part le monde et quelques fois on voyage pour aller à leur rencontre ; le nombre de bouquins sortis sur Nicolas Bouvier, je ne les compte plus, c’est devenu un sport !
Comment s’opère le choix dans le jury ? En fonction des coups de cœur ou selon des critères définis ?
C’est difficile de départager !
On retient un travail d’écrivain et l’intelligence du voyage.
Les guides de voyage sont éliminés bien sûr et puis, les marcheurs invétérés sur les chemins de Compostelle, il y en bien 50 par an, alors on essaye de faire le tri et retenir un travail littéraire. On a des coups de cœur bien sûr, un jury c’est fait pour ça, et puis comme nous avons des formations différentes nos rapports aux livres sont différents. On choisit des livres qu’on a envie de lire et on s’informe les uns les autres sur nos déceptions, nos engouements, notre sensibilité. Par exemple le livre d’Adrien Bosc, « Le capitaine », qui refait le voyage de Lévi-Strauss à bord du bateau, bon, pour moi qui connaît par cœur le sujet, même si ce livre est bien écrit et intelligent, j’ai un jugement personnel ; toute la discussion était de savoir si on garde ce livre ou pas.
Le mot voyage est déjà séduisant en lui-même, doit-il être en plus spectaculaire pour capter l’attention des lecteurs ?
Non, il y a des voyages intérieurs parfois plus puissants que des voyages géographiques, je pense au bouquin de Jean-Louis Kuffer, « Les jardins suspendus », un livre sur ses lectures, ses rencontres, c’est quelqu’un de très érudit, attentif. Mais les livres sont en compétition et il faut choisir.
Le prix a été décerné cette année à Emmanuel Ruben pour « Sur la route du Danube », un voyage à vélo, on ne s’attendait pas au départ à ce qu’il se démarque parce que des bouquins de cyclistes on en a tous les ans, mais réparer une roue crevée toutes les secondes, on s’en fiche, eh bien voilà un exemple, ce livre de Ruben, dans la discussion, on l’a trouvé vraiment bien, très intéressant sur la question du voyage, la façon de regarder les choses. Pour faire un choix, finalement ça se décante tout seul, ce qui nous reste c’est la musique dans la tête, donc la littérature…
Votre livre sur les portes, passages et seuils, relate le rapport entre dedans et dehors ; voyager c’est faire ce pas vers le dépassement d’un seuil impliquant une transformation de soi ?
Faire un voyage c’est sortir, franchir une porte, et derrière on ne sait jamais quelle surprise on trouvera; le vrai voyage c’est être dans le malentendu par rapport à des états culturels auxquels on ne s’attend pas.
Le voyage commence par une découverte inattendue, quelque chose qu’on n’avait pas imaginé. Mon livre n’est pas un livre de voyage c’est une réflexion sur l’ouvert, le fermé, ce qu’est le rapport à l’autre, le foyer intérieur et l’extérieur.
Faire de l’ethnologie c’est forcément voyager et voyager c’est travailler sur la question de l’altérité ; l’ethnologie est un déplacement culturel ; souvent l’anthropologue est un boiteux culturel parce qu’il est pris, au sens de possession, par une culture qui n’est pas la sienne, tout en se déplaçant avec sa propre culture.
J’ai passé 12 ans chez les Indiens, c’est long et pourtant je suis encore un enfant c’est à dire je ne sais rien ; et la réflexion que je peux avoir sur le voyage en tant qu’anthropologue n’est pas la même qu’un écrivain qui se trouve embarqué une petite partie de sa vie dans un univers qu’il découvre.
Les ouvrages qu’on a reçus pour le prix Bouvier, que ce soit la découverte de Roissy, les flâneries dans les rues de New York, ou des voyages chez les Indiens, ce sont des états de mûrissements qui font que l’ouvrage va devenir un ouvrage de voyageur parce qu’on nous a fait voyager. Il y a des voyageurs qui sont incapables de nous faire voyager et on se demande même s’ils voyagent eux mêmes ! Parfois on se demande pourquoi ils se sont déplacés pour aller voir la même chose que chez eux !
Vous êtes toujours en possession d’un carnet lors de vos déplacements pour noter idées et impressions, quel est l’écart entre ces notes sur le vif et l’écriture au retour ?
L’intérêt du carnet est plus magique qu’on ne le croit ! Par exemple, en travaillant sur la porte, je ne savais pas que dans mes carnets d’Amazonie j’avais écrit sur la porte, je raconte l’attente chez les Indiens, et l’attente c’est être à l’extérieur ; en rentrant je me suis dit que je n’en avais rien à faire d’écrire sur les Indiens qui ne rentrent pas dans la “maloca” (cabane), et puis, 25 ans plus tard en retrouvant ce texte, il m’est apparu fondamental puisque j’ai voulu écrire sur la façon de passer par des portes; le carnet prend alors toute sa valeur : on ne sait pas que le regard nous travaille et le regard de l’anthropologue c’est justement de noter tout ce qu’on ne comprend pas.
Le carnet permet d’aller plus loin que ses yeux, de revenir sur ce qui a été proposé comme vision des choses, et de découvrir par la suite qu’au fond on n’avait pas tort.
Nicolas Bouvier travaillait comme ça, son voyage au Japon est un voyage catastrophique mais il en a fait une oeuvre littéraire à partir d’un carnet de dépression.
De même, “L’usage du monde” est en réalité un carnet, cette traversée de l’Asie centrale, un grand livre, il a vu, entendu des choses, le bruit des tortues dans le désert, c’est extraordinaire, simplement il fallait s’y arrêter, l’entendre, et ça prend une force incroyable du fait de la richesse de sa langue, une langue musicale; on a là un souvenir qui était comme retenu dans du marbre mais élastique, repris par la suite comme un étirement de la pensée.
Que vous inspire la phrase de Michel Butor : “je voyage pour écrire” ?
C’est une boutade peut-être, Butor était un écrivain d’intérieur…Voyager pour écrire, c’est une chose à laquelle je ne pense pas pour ma part. Une des façons d’alimenter l’écriture pour un écrivain passe par la question de l’altérité et c’est ainsi que dans le voyage on se révèle à soi-même; l’éloignement corporel, sensible de notre quotidien nous permet de décanter les impressions qu’on pouvait avoir avant le départ.
Ce qui m’étonne ce sont les gens qui reviennent d’un voyage et publient un carnet absolument parfait, alors là j’ai des doutes énormes, et ça se fait de plus en plus, on vend d’ailleurs des carnets de voyage prêts à remplir, mais j’en rigole un peu parce que c’est du voyage pour soi et pas pour comprendre par la suite ce qu’est le déplacement, la remise en question de soi par la culture de l’autre.
Propos recueillis par Françoise Khoury
Toutes les photographies : Françoise Khoury