Sylvie Neron-Bancel vous a proposé d’écrire à partir du roman de Pauline Delabroy-Allard, Ça raconte Sarah (Éditions de Minuit, 2018). Nous avons cette semaine sélectionné 10 textes parmi ceux que vous nous avez envoyés. Bonne lecture ! (en 2 posts)
Catherine Leca
Bon anniversaire papa !
Papa ne va pas tarder à rentrer de sa balade à vélo. Maman a dressé une jolie table, vaisselle colorée, chemin de table turquoise assorti aux couverts. Soixante-deux ans aujourd’hui et la retraite dans quelques mois, ça se fête.
Il arrive, va se doucher, puis pénètre dans le salon pour l’apéritif dominical. Surprise, la famille est là ! Les verres se remplissent, on trinque, on rit, on est heureux. Je me lève pour aider à débarrasser. Un long coup de sonnette suivi de talons qui claquent sur le dallage stoppe mon élan.
-J’y vais puisque je suis debout.
A peine ai-je ouvert la porte qu’un petit bolide me bouscule, il se précipite vers papa.
-Tiens papa c’est pour toi. J’ai fait le paquet avec maman.
Mon père est pâle comme une marguerite. Le bambin, de quatre ans tout au plus, poursuit son bavardage enthousiaste. Il a une frimousse malicieuse. Je remarque, à la queue du sourcil gauche, une petite tache café au lait toute ronde. Estampille familiale.
-Ouvre papa, c’est pour remplacer le vieux casque que maman aime pas. T’as vu il s’allume pour la nuit. Maintenant tu pourras rester plus longtemps avec nous.
Un vent de Sibérie traverse le salon. Maman s’avance vers le garçonnet.
-Viens mon petit, nous allons chercher ta maman, pour partager le gâteau. J’ai hâte de la connaître.
Il se lève d’un bond, à peine sorti il crie – Viens maman souffler les bougies avec papa !
C.L.
Aurélien Jondas
Marius
En ce dimanche pluvieux, après un week-end amoureux dans la capitale des Gaules, je me retrouve dans le TGV pour regagner ma Bourgogne natale. Bien calé dans mon fauteuil, je rêvasse en regardant défiler le paysage nu et triste de janvier.
En gare de Mâcon, une voix de stentor me tire de ma léthargie. Puis une autre, plus faible, plus soumise lui donnant la réplique. Elles précèdent deux hommes. Des vrais. Ca sent la testostérone, la sueur aigre et l’appropriation approximative des normes du comportement en société. Tout dégoulinants de pluie, ils s’installent bruyamment au centre du wagon, là où les sièges se font face pour former de petits salons. Ils sortent bientôt un kil de rouge au goulot duquel ils se désaltèrent sans manière.
Par le petit espace qui sépare les deux sièges devant moi, j’observe à l’envi celui qui parle fort. C’est un spécimen magnifique de ceux que l’on nomme pudiquement exclus. Il fait penser à un personnage de Guédiguian. Le sosie de Marius. Un visage taillé à la serpe encadré par des cheveux libres de jais longs et gras, une estafilade récente sur la joue, un blouson aux couleurs enfuies, un pantalon troué, autant de flétrissures que la vie de trottoir a laissés sur eux. Me casse pas les couilles hurle-t-il au soumis qui joue son rôle avec zèle et constance si l’on en juge par son œil au beurre noir tout frais. Les autres voyageurs, comme au spectacle, observent la scène tragi-comique en s’enfonçant prudemment dans leur fauteuil et leur silence.
A.J.
Elisabeth Roche
Usante et dégradante
Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai entendu parler de A. Je ne m’occupe pas des ragots, pas plus à l’époque que maintenant. On l’a disait attirée par les vieux. Sournoise. Elle s’installait chez vous comme si elle était chez elle et d’un coup la vie tournait autour d’elle.
Vrai, faux, cela ne me concernait pas. J’étudiais, je travaillais, je vivais ma vie.
De temps en temps, puis de plus en plus souvent, son nom me revenait. On disait que A. pouvait s’installer chez vous sans que vous le sachiez. D’ailleurs, vous aviez de la chance dans ce cas. Car sinon elle vous rendait la vie impossible. C’est une égocentrique qui aime être le centre de votre monde.
Et puis ce fut sur moi que A. posa son dévolu. Elle a sûrement commencé ses travaux d’approche sans que je m’en rende compte.
Nous ne nous entendons pas, elle est sans gêne, et c’est crise sur crise. Elle a dérogé à ses habitudes: je suis jeune. Et elle a décidé de me pourrir la vie. Je ne lui trouve aucun intérêt, elle est inutile et vit à mes crochets. C’est une lutte sans merci. Elle régente mon emploi du temps, mon humeur, mes envies. Notre relation est comme un match de tennis où elle aurait l’exclusivité des services et elle me balance ses aces ou accepte quelques échanges pour me faire croire que je peux reprendre l’avantage.
Elle est usante et dégradante.
Comment elle s’appelle ?
Osteoarthrite mais son petit nom c’est Arthrose.
E.R.
Virginie Legrand
Elle surgit dans la salle de soins comme un diable en boîte, livide, nasaux dilatés, l’empreinte de l’ange perlée de sueur, regard perçant de l’émeu offusqué. Mon coeur fait une chute libre. Prise en flagrant délit de persiflages. Depuis quand est-elle derrière cette cloison à écouter ce déversoir de médisance collégiale qui vient de lui exploser aux tympans comme une gifle? A en croire les traces de salive sèche à ses commissures, un long moment. Silence. Entrée de l’accusée: consultation compulsive du planning, relevé obsessionnel des congés, dépense inconsidérée d’énergie à éviter de travailler, abus de pessimisme constituent un délit de laminage d’ambiance.
Sa lèvre supérieure se soulève subrepticement par intermittence dévoilant une canine acérée. Ses seins, moulés dans un polo pour homme, affranchis de tout soutien-gorge, tressautent tels deux bouées dans le clapot. Tremblante d’une fureur mêlée de déception, elle tente d’articuler une défense. Sa colère étouffée par des sanglots d’humiliation, reste muette et meurt en une éructation rageuse. Malgré moi, me vient l’image de ce goéland trop vorace, étranglé par un os de poulet fiché dans le gosier. C’était l’autre jour, sur le toit face à ma fenêtre. Je réprime un rire nerveux. Elle me fusille, se renfrogne genre pékinois vexé. J’ai dû penser trop fort. De blême, je passe au cramoisi. Je prends conscience alors non sans un soupçon de honte, de mon absence totale d’empathie. C’est une claque bien méritée!
V.L.
Claire Cornet
De la foule des capelines pastel et des costumes gris, s’envolent les dernières notes d’un cantique. On se rassoit. Des mains gantées froissent des livrets. Devant l’autel, le couple nuptial est recueilli. Un vitrail darde un rayon rose sur le voile de la mariée.
Soudain, craque la porte de l’église. Des talons claquent sur le dallage – étincelle sonore, ça craque comme une allumette. Ça craque. C’est alors qu’elle apparaît, flamme longiligne, fulgurance de feu. Ses jambes de flamant où serpente un pampre argenté hypnotisent. Les regards glissent sur ses cuisses, vers ses hanches liquides, une lave qui ondule, un fleuve qui ondoie, sous une robe rouge aux écailles mobiles. Ses seins sont deux pommes lovées dans le feu, dans les flammes. Elle se coule, elle est anguille. Ou alors aiguille. Elle pique. Sous la résille qui ombre son regard qu’on devine- pâle comme une lune- sa bouche est un fruit qui pique. Elle est fraise, elle est braise. Elle est lame, elle est flamme. On voudrait se brûler…s’abreuver… se liquéfier.
Yoyo des pommes d’Adam. Le feu monte aux joues. C’est la flambée des secrets moites, des flammes enfermées qui brûlent. On se retient de basculer, de tituber. Un rire nerveux, une exclamation indignée fusent. La houle des chuchotements enfle. Mais elle avance, elle se coule. La voix d’un enfant s’écrie, mais c’est l’oncle Charles ! Le seigneur soit avec vous, lance le prêtre. Sur sa croix, Jésus semble épuisé, exsangue. On toussote, on resserre les pensées.
C.C.