Du 5 au 12 novembre
Notre rubrique « L’Atelier ouvert » vous propose de lire et d’écrire à partir de parutions récentes. Une sélection sera publiée quinze jours plus tard dans les pages de L’Inventoire.
Cette semaine Françoise Khoury vous propose une consigne d’écriture à partir du livre de Silvia Baron Supervielle « Lettres à des photographies » (Gallimard, 2013).
Extrait « Lettre 107
Notes du soir
Il y a de nombreuses années, lors d’une de mes visites à Montevideo, je suis allée voir Julia Garcia Arocena, la sœur aînée de Raquel, et je lui ai posé la question : Est-ce que mon père a tué ma mère ? Non ! me répondit-elle affolée. Si ma mère ne pouvait plus avoir d’enfants et si mon père insista, provoquant sa grossesse, lui dis-je, le coupable c’est lui. Julia prit mon visage entre ses mains et me parla doucement : Non, ne sois pas folle, ton père et ta mère s’aimaient, ce fut un accident.
À mon insu, je suis dans la nécessité de désigner un coupable. Il me semble que la disparition de ma mère ne devrait pas rester impunie et qu’il m’appartient de le dénicher et de crier son nom et de le publier en majuscules sur la première page des journaux. La nécessité s’estompe, avec la volonté du temps, mais elle ne s’efface pas ; elle n’accède pas à cette graine enfouie dans ma poitrine qui, serais-je frappée d’amnésie, continue follement à battre et à croître. »
Suggestion
Dans Lettres à des photographies (Gallimard, 2013), Silvia Baron Supervielle, aujourd’hui âgée de soixante-quinze ans, écrit cent soixante lettres à sa mère, Raquel, disparue accidentellement alors qu’elle n’avait que deux ans. Elle n’a d’elle aucun souvenir, à défaut des quelques repères glanés auprès de proches. Chacun dans sa famille en effet, surtout le père vite remarié, s’évertue à recouvrir de silence la vie de la disparue. Elle reste source de mystères et fantasmes pour l’écrivaine, à qui ne restent que quelques photographies dont elle ne se sépare jamais et qu’elle emporte avec elle lorsqu’elle décide, elle née et grandie en Argentine, de s’installer à Paris – voici aujourd’hui plus de cinquante ans.
Les lettres s’adressent à cette mère par le biais de photographies la représentant. Dans ces portraits, scrutant les contours et les détails, renouant ainsi le fil prématurément rompu, elle recherche des éléments biographiques, une connivence, une identification au-delà du temps, une place dans la généalogie.
Disposez-vous d’une photographie représentant une personne perdue de vue, qui vous a été proche et qui, à mieux l’observer, pourrait susciter en vous l’émergence de questions se rapportant à un mystère ou à une intrigue : des questions multiples et contradictoires, dont les réponses hypothétiques ne constituaient qu’une somme de probabilités ? Écrivez ce questionnement, tournez autour de vos hypothèses et approximations. Dressez, en somme, la liste des « et si » qu’elle suggère -, puis envoyez-nous le texte (un feuillet de 1 500 signes au maximum).
Lecture
Et si la photographie « privée » ou « intime », représentant des portraits de proches, constituait la forme contemporaine par excellence du culte des morts ? Sa contemplation provoque une nostalgie du temps passé, comme si elle servait non seulement à évoquer les disparus, mais aussi à nous rappeler notre condition mortelle. Dans le livre de Silvia Baron Supervielle, la forme épistolaire, commune à bon nombre d’écrivains, suscite une correspondance à sens unique entre la fille et la mère à peine connue. À la voix ne répond plus que le silence de la mort. L’auteure, qui voit la fin de sa propre vie approcher, renoue par le biais des photographies avec un temps lointain, celui de l’enfance, dont ne subsistent que des bribes. C’est comme s’il s’agissait de retrouver le berceau premier : de refermer la boucle du temps et de tendre, au-delà des distances géographiques, vers le lieu nostalgique de sa propre naissance.
Le recours à la caméra pour enregistrer images, sons et gestes, est entré dans les familles. Il constitue depuis quelques décennies une part de la mémoire familiale, du moins pour les couches sociales aisées. La photographie cependant conserve sa place de déclencheur privilégié de la mémoire. L’image animée devrait nous rapprocher bien plus de la vérité de ce que fut de son vivant la personne filmée – mais non, seule la photographie semble autoriser l’observation patiente des détails. Son mutisme seul nous permet de charger l’image d’intrigues, de soupçons, de secrets, de fantasmes, comme d’autant de fils dévidés d’une bobine. On imagine des zones d’ombre dans la vie de la personne représentée, comme si l’observation nous transformait en détective. Le pas dès lors est vite franchi, qui consiste à extrapoler et à imaginer une vie secrète – et sans doute éloignée des faits réels.
Silvia Baron Supervielle est l’auteure de nombreux recueils de poésie, essais et récits. Elle fut la traductrice notamment de Borges (qu’elle cite dans ce livre, nous rappelant qu’il croyait, s’agissant des absents, que les souvenirs découlent davantage des photographies que de la réalité). Son livre est empreint d’une quête de l’identité et de l’origine (la mère, la terre lointaine). Ses lettres constituent une invocation adressée à des fantômes. Les limites du réel y deviennent brumeuses, au point qu’elle imagine avoir pris ces photos elle-même, alors qu’elle était à peine née. L’enjeu semble être de s’approcher au plus près, comme en quête d’un contact physique devenu impossible, et d’apprivoiser, peut-être, l’idée de sa propre fin. Les morts ne nous agacent plus : il nous reste possible, alors, de les mythifier. Silvia Baron Supervielle ne s’en prive pas, qui dresse à sa mère un véritable mausolée.