Il y a 15 jours Jérôme Vaillant vous a proposé d’écrire à partir du roman de Valerio Varesi, Les Ombres de Montelupo, (Éditions Agullo, 2018). Parmi les nombreux textes reçus, nous en avons sélectionné 12, qui paraissent en deux articles. Merci à tous de la qualité narrative de vos textes dans un format si court !
Véronique Hirbec
Elle grimpe le sentier tapissé d’aiguilles de pins depuis une bonne heure déjà. Elle a presque atteint la crête et s’arrête pour contempler la vue. Ici, le regard embrasse un paysage d’une beauté difficile à décrire. Des pics creusés par les vallées encaissées s’enchainent presque à l’infini. Les brumes éparses qui s’effilochent sur les rochers et les pins forment un tableau qui rappelle la mélancolie des estampes chinoises. Plus loin, là où le regard se perd, la neige a saupoudré les sommets en gâteau de fête. Elle en est émue. Son cœur bat à grands coups. Monte alors en elle une envie de crier qu’elle contient. Une lutte s’engage entre la vie qui palpite et une mélancolie sourde qui la rend grave alors qu’elle se voudrait plus légère… Elle sent son cœur jusque dans sa gorge. La vie bat, torrent minuscule dans ses veines, qui coule jusque dans ses jambes qui l’ont portée toute sa vie… Adolescente, elle les haïssait : trop fines, trop longues. Les garçons agglutinés en grappe s’en moquaient : « t’as piqué les cannes à mon serin ? ». Trop vite grandis, duvet clair sur la lèvre, mains dans les poches, masquant sous leurs rires, un peu surpris, leur désir naissant, en lutte contre eux-mêmes. C’est avec ces jambes là qu’aujourd’hui elle avance jusqu’à cette crête, devant la vallée immense qui s’ouvre devant elle. Elle se sent en vie. L’ombre des pins s’allonge et gagne sur la lumière. Bientôt la première étoile annoncera la nuit prochaine. Il faut songer à redescendre.
V.H.
Gaëlle Hubert
Fuir un peu la maison triste et l’odeur trop chaude des haricots verts. Oublier un instant les cartons. Nous déménagerons. Dînez sans moi, je vous en prie. Passez-vous de mon silence et de mon mépris. Claquer dans mon dos la porte et marcher sur le gravier, qui trahira ma fugue. Franchir ce portail vert derrière lequel il fait si bon.
Le jour tombe et dans la rue, les coucous causent encore. Bientôt, les lampadaires se réveilleront. Je descends vers le parc, les mollets tendus dans des bottines usées. J’ignore ces maisons calmes qui jugent mon insolence. J’ai trop de noir sur les paupières, comme les putains et les vraies femmes. Dans la pente, je me laisse courir, manque de trébucher et insulte le béton.
Au bout du chemin en terre qui serpente, après quelques grillages, tu es là, au loin, silhouette massive dans un survêtement qui fond sous la chaleur du soir.
Nous portons à nos lèvres des cigarettes mal roulées, des bières tièdes et des jus mauvais. Tu me parles de ta famille, des fêtes et des jolies filles. Tu as une cicatrice sous l’œil, une chaîne autour du cou. Et je pense que ton parfum, trop lourd, bientôt me manquera.
G.H.
Justine Karamidès
A peine quelques pas le long du mur décrépi, que déjà me parvenaient des exhalaisons de sous-bois qui me chavirèrent car, en madeleine de Proust, monta un sentiment nostalgique lié à de lointains souvenirs et rêveries.
Par-delà l’enceinte, frontière minérale qui délimitait bitume et végétal, passé et présent, s’entremêlait un fouillis de buissons et d’arbres dont les frondaisons élevées masquaient l’objet de mon trouble. Victime du syndrome de Stendhal, j’en perdis la notion de lieu et de temps. Je suivis, dans un état second, la route qui grimpait à flanc de colline, puis devenait un chemin pierreux.
Le souffle court, je parvins jusqu’au portail rouillé. Il était entr’ouvert sur l’allée boisée qui montait. Faisant fi de toute interdiction d’entrée, la propriété venait juste de trouver acquéreur, je m’avançais comme en transe. Sous mes pieds craquaient des brindilles et crissaient les feuilles mortes. Je n’eus pas à marcher très longtemps, après la courbe, d’une petite clairière jaillit un flot de lumière et il était là, imposant sa majesté séculaire, le château, mon château avais-je presque envie de crier tant il avait marqué mon inconscient à jamais. C’était un bâtiment sobre, sans fioritures inutiles, flanqué de quatre tours carrées. Mes amis et moi en avions parcouru les couloirs et les vastes salles, de la cave au grenier où se trouvaient les chambres de bonnes, en faisant de cet espace, notre domaine éphémère.
Des voix me ramenèrent à la réalité et je fuis.
J.K.
Catherine Couchon
La courbe alanguie du pré est coupée de terrasses adossées contre des murs de pierres sèches. On devine les essais antérieurs de culture des vignes avant la destruction des ceps par le phylloxéra. Un vieux poirier distribue parcimonieusement ses poires à cidre.
On y accède par un chemin humide au fond d’une combe bordée d’une sapinière épaisse. C’est un territoire privilégié pour la faune car le chemin communal n’est guère emprunté. C’est là, entre prairie et buissons, que les biches élèvent leurs petits.
Ce lieu fait la transition entre la civilisation et le monde sauvage qui s’élève mille mètres au dessus. Les herbivores sauvages en descendent lorsque la neige les prive de nourriture en altitude, ils s’abreuvent à la rivière tout en bas du village lorsque la source du ruisseau se tarit en plein été. Ils utilisent les mêmes tracés que les gars du maquis lorsqu’ils allaient à la boulangerie du village se ravitailler à la nuit tombée. Ils retournaient ensuite dans leur grotte accrochée à la barre rocheuse qui domine le village.
De la vallée montent assourdis les bruits de la circulation variables selon le sens du vent. Lorsque l’angélus résonne à midi cinq chaque jour, on l’entend très distinctement. Pendant quelques secondes, il n’y a que le bruit des cloches dans l’air, puis un silence d’une fraction de seconde comme après un concert, et la vie qui reprend comme un applaudissement.
Les maquisards ont certainement entendu les mouvements de troupe cette nuit là.
C.C.
Claire Lefebvre Gaudissard
Par hasard, au détour d’une fin de dimanche ennuyeuse, Satchi m’a confiée une obsession étrange pour l’escalier dans la maison sous la dune.
Le chemin serpente joyeusement vers la maison de son enfance. Les dernières lueurs du jour dansent sur les haies en broussaille suivant vaguement le tracé des cailloux. Un amas touffu émerge ça et là au rythme du bruit sourd du ressac. Pourtant, la mer n’est pas si près. C’est du moins ce qu’elle a gardé comme image de cette immense allée. Satchi tend l’oreille, s’arrête, se retourne et reprend sa marche. Un léger virage la fait ralentir, l’allée s’anime de souffles du vent. Un immense monticule de terre, de gravats, de feuillages lui barre la route soudain obscurcie. Les rayons du crépuscule percent et s’agitent derrière ce qui ressemble à une muraille insurmontable. Les pierres crissent dans un fort fracas sous ses pieds. Elle voit la bâtisse à quelques cinquante mètres de l’éboulement.
Elle veut vite lever les yeux vers le grand escalier central, le gravir. Sentir ses doigts glisser sur la rampe qu’elle ne pouvait serrer avec sa petite main ; planter ses yeux dans les immenses vitraux, les faire cligner quand la lumière illumine les couleurs en un jeu de kaléidoscope.
Le sable, les ronces et les détritus semblent se dérober. Satchi grimpe, glisse, renouvelle ses efforts. Un coup d’œil vers le haut entre les branches, la nuit est là. Elle ne distingue plus le bout du chemin ni la maison. L’obstacle résiste.
Le grand escalier s’éloigne.
C.L.
Katell Salazar
Rendez-vous avec le Nividic
J’enfourche mon vélo pour quitter Lampaul. La côte qui mène au nord de l’île laisse derrière elle les rues étroites et sinueuses qui protègent la vie du bourg. La mer est là, elle m’appelle, se sent, mais je ne la vois pas encore. Sous ce soleil d’août si accablant, je guette, je cherche, je hume le frais du large. Pas de mer encore, elle n’est pourtant pas loin, je le sais, je la connais par cœur…. même si elle n’est jamais la même à chacun de nos rendez-vous.
Quelques coups de pédale, un virage à gauche et…. ça-y-est ! D’abord, une lame d’air me percute et me happe. Puis l’odeur brute du granit, du sel, de l’iode, du goémon qui vient se coller à ma peau. Je dévale le chemin de terre, la végétation a presque disparu…. tout n’est plus que pierre et eau, une eau verte, profonde, lourde qui se fracasse en panaches blancs sur les fonds rocheux de Ouessant. Je laisse tomber le vélo et viens me poster sur les premiers cailloux. Des rochers ronds, usés, ballotés par la mer, des traits d’union entre l’île et l’océan.
Plus loin, la pierre affleure, acérée, au milieu des lames, comme si elle livrait bataille. La mer est sans répit ici, même par temps calme comme aujourd’hui. Et lui, il est là, fidèle au rendez-vous, comme toujours. Le Nividic. Phare du bout du monde qui veille sur les hommes.
Je resterai là, debout sur les rochers à attendre que le soleil s’incline et vienne plonger dans la mer, peut-être pour se régénérer lui aussi.
K.S.