Sorj Chalandon a longtemps été journaliste à Libération avant de rejoindre Le Canard Enchaîné. Ses pas l’ont conduit sur la trace de nombreuses zones de conflit, dont le Liban qu’il a couvert de 1981 à 1987, et ses reportages sur l’Irlande du Nord et le procès Klaus Barbie lui ont valu le prix Albert Londres en 1988. Il a en outre publié plusieurs romans dont « Une promesse », prix Médicis 2006 et « Retour à Killybegs », Grand Prix du Roman de l’Académie Française en 2011.
Son dernier ouvrage à paraître pour cette rentrée, « Le quatrième mur », a pour décor la guerre du Liban et en particulier l’année 1982. Samuel et Georges, compagnons de luttes politiques dans un mouvement d’extrême gauche, formulent le projet fou de monter « Antigone » de Jean Anouilh à Beyrouth, de voler deux heures à la guerre et de réunir des protagonistes de tous les camps pour une unique représentation, quelque part sur la ligne de démarcation, dans un cinéma de fortune en partie saccagé, dont les gravats formeront l’unique décor de la pièce. Mais Samuel est malade. Georges lui fait donc la promesse de porter cette utopie poétique à bout de bras, d’aller jusqu’au terme de ce rêve naïf et somme toute dangereux. Dans une écriture superbe et qui sonne toujours juste, Chalandon entraîne son lecteur dans une aventure tragique qui creuse profond dans la folie des hommes, l’effroi de leurs guerres et leur goût douteux pour le danger et la mort. Rencontre sensible et chargée d’émotion avec un écrivain d’une généreuse humanité.
Pourquoi, tant d’années après les faits, avez-vous souhaité écrire sur la guerre du Liban ?
Parce que Sabra et Chatila, ça n’est jamais passé. J’ai couvert la guerre du Liban de 1981 à 1987. Le 18 Septembre 1982 au matin, je suis entré dans les camps, et de ce que j’ai vu, je ne me suis jamais remis. J’ai écrit sur ces événements en tant que journaliste, mais un journaliste doit parler de la douleur des autres et non de la sienne, il doit décrire ce qu’il voit, non ce qu’il ressent ou pense. Si je n’avais pas vécu la trahison de mon ami irlandais (et qui a constitué la matière de deux romans), je serais revenu sur ces événements plus tôt. Je souhaitais parler d’au moins trois choses : la guerre et la folie qu’elle engendre, l’origine de la violence, mais aussi l’attirance pour le danger que l’on éprouve parfois. A un moment donné de mon parcours de journaliste, je n’ai plus voulu couvrir les guerres. Je me suis rendu compte qu’il y avait ceux qui subissaient la guerre et ceux qui allaient vers elle. Et je n’ai plus voulu aller à la guerre parce que je n’aimais pas ce que la guerre faisait de moi, parce que je n’étais plus moi-même en rentrant. A tel point qu’il m’est arrivé de me demander : la paix me convient-elle encore ? Terrible question. Pour explorer ce moment de bascule, j’ai choisi d’envoyer Georges, mon personnage principal, là où je me suis arrêté.
Il y a en effet un passage de votre livre où vous évoquez la « joie féroce » de Georges ; il écoute le fracas des combats et se sent bien, mais dans le même temps il a honte de ce qu’il ressent.
Oui, ce passage renvoie à une expérience personnelle, un moment où je suis allongé sur le toit d’un immeuble de Beyrouth, je regarde les balles traçantes et je trouve ça beau. Mais je ne suis pas allé aussi loin que Georges, je me suis arrêté là où je le place, c’est-à-dire au point où sa raison vacille.
Il fallait que je puisse pleurer ce que j’ai vu, que je me donne ce droit de pleurer qu’en tant que journaliste, je ne pouvais pas prendre. Pleurer Sabra et Chatila mais aussi Damour. Je ne voulais pas me trouver partie prenante de cette guerre, où chacun est à son tour victime et bourreau. Il suffit pour cela que son ami tombe à côté de soi.
Mais cela est vrai de toutes les guerres, non ?
Oui, sûrement. Mais le choc de Chatila, c’est la mort des enfants, des enfants en pyjama, leur doudou à la main. Je n’ai pas vu ça souvent, alors que la mort des combattants en armes, ça fait partie de la guerre. Cela dit, je n’ai pas voulu faire un livre politique, je n’ai pas voulu prendre parti.
Mais Georges, lui, prend parti : il tue un phalangiste.
Non, il tue Créon, il tue celui qui a tué Antigone. J’ai placé Georges au point de non retour, au point où il ne peut plus revenir en paix. Il n’a plus que deux choix : tuer ou mourir. Il fallait qu’il y ait cet acte sacrificiel, il fallait qu’il prenne part à la guerre d’une façon ou d’une autre. Ce n’est pas l’histoire d’un Français qui tue un phalangiste. Georges a fait corps de partout et avec tout le monde. Il tue la paix qui est en lui, il accomplit l’acte définitif de sa propre mise à mort. La guerre a fait de lui son jouet.
Le passage du livre où vous décrivez son retour provisoire en France et son impossibilité à vivre en harmonie avec sa femme et sa fille est en effet un des moments forts du livre.
Parce que j’ai moi-même vécu des choses analogues. J’ai vécu un certain nombre de scènes que je raconte mais j’ai résisté, je ne suis pas reparti. Je me sentais devenir un monstre. J’ai d’ailleurs témoigné de tout cela dans un film documentaire intitulé « Sans blessures apparentes » et qui traite des traumatismes de guerre.
Vous avez évoqué l’origine de la violence. A quoi vous référez-vous en parlant d’origine ?
Il fallait que Georges ait un rapport antérieur avec la violence, et je l’ai situé dans ses années de militantisme, de bagarres et de certitudes. Il fallait que Georges pense que la violence peut être juste et que par conséquent, la guerre ne le dépayse pas mais qu’à l’inverse, ce soit la paix qui le dépayse.
Le roman c’est pratique, vous savez. On peut mettre ses propres contradictions dans chacun des personnages. Je suis Georges, mais je suis aussi Sam et le phalangiste. Je suis la somme de tous ces personnages, j’ai donné à chacun d’eux une part de mon humanité et une part de mon inhumanité. Je les regarde et ils me font peur. Cela procède de la même démarche que celle de mes précédents livres qui consistait à chercher le traitre en soi, à sortir de la rancœur, à se réconcilier avec soi-même. Qui suis-je pour avoir le droit de juger un phalangiste ou un combattant du Fatah ? Le roman est un masque à la fois protecteur et douloureux. Je ne prends pas parti, je demande au lecteur de me suivre, de suivre Georges jusqu’au bout. Et la chose étrange qui se produit en ce moment est que je pensais travailler sur une histoire morte et terminée, mais que cette histoire redevient d’actualité. L’affaire Clément Méric, les combats qui reprennent au Liban à Tripoli ou Saïda, tout cela m’effraie parce que j’ai le sentiment que c’est le passé qui remonte à la surface.
Le cœur du roman, c’est ce projet fou de monter « Antigone » d’Anouilh à Beyrouth, de voler deux heures à la guerre. Pourquoi est-ce le texte d’Anouilh et non celui de Sophocle qui est choisi ?
Parce que je voulais une Antigone qui se rebelle non contre les Dieux mais contre un homme, un roi, une figure d’autorité. Je voulais parler de la domination de l’homme sur l’homme et non des rapports entre les hommes et leurs dieux ou de la toute puissance divine.
Peut-on dire que le texte d’Anouilh autorise plus d’interprétations possibles ?
Oui, certainement. L’Antigone qui se rebelle a été saluée par la Résistance française quand la censure allemande a autorisé la pièce parce qu’elle adhérait à cette vision d’un Créon qui ne cède pas. Chaque camp peut donc en faire une lecture différente. Mais la pièce d’Anouilh autorise également plus d’actualité. Son Antigone peut être jouée en jeans, dans les habits de chaque jour. On peut laisser tomber ce qui est de l’ordre du symbole pour que chacun puisse avoir son Antigone. Anouilh a pris des libertés avec Sophocle et à son tour, Georges va prendre des libertés avec Anouilh.
Pourquoi avoir choisi le « quatrième mur » comme titre de votre livre ?
Outre que le quatrième mur est un terme de théâtre assez connu qui fait référence au « mur » qui sépare l’univers de la représentation de celui du réel – et que brise un acteur quand, pendant une représentation, il s’adresse directement au public – il s’agit ici d’un jeu de mots. Ce quatrième mur, c’est celui de l’enfermement de Georges, c’est le mur qui clôt sa prison et qui fait qu’il ne repartira pas. C’est le mur qui sépare les vivants et les morts. Ce mur-là, c’est Georges qui le construit ; il s’emmure vivant dans sa folie et dans la guerre. Le choix de ce titre était aussi une façon d’annoncer l’impossibilité de ce projet de pièce de théâtre en pleine guerre du Liban, avec des acteurs de tous les camps. En écrivant, j’avais envie que ça marche, que la représentation ait lieu, mais je me suis aperçu que ce n’était pas possible. Le romancier a dû lui aussi faire son deuil de ce projet fou.
C’est donc finalement un livre très noir, un livre qui ne croit pas à la fin de la guerre…
Mais mon précédent livre l’était aussi, noir. Disons qu’une guerre est finie quand il y a des monuments aux morts. Il y a un monument aux morts dans chaque petite ville française. Mais où sont les monuments aux morts de la guerre libanaise ? Aux morts druzes, chrétiens ou palestiniens ? Où va t-on se recueillir ? Il faut que la mémoire reste vivante, qu’elle soit entretenue, que les traces de la guerre restent visibles. Les monuments aux morts sont les tombes collectives de la guerre.
La guerre est une machine infernale qui broie tout ce qu’elle touche. Et quand il s’agit non pas de deux pays qui s’affrontent, mais de combats d’une rue à l’autre, entre voisins, entre amis, voire au sein d’une même famille, on ne peut pas vaincre cette guerre-là et c’est quelque chose qui me bouleverse.
Je n’ai jamais dans mes livres de message à délivrer. Je place mes personnages face à des problèmes immenses dont il faut qu’ils se débrouillent comme ils peuvent, que ce soit la trahison, la promesse, l’imposture… Ici, Sam et Georges ont mis le doigt dans quelque chose de trop grand pour eux et qui va les broyer. J’ai de la compassion pour eux, mais j’en ai autant pour Créon que pour Antigone.
Vos romans sont très ancrés dans les problèmes politico-stratégiques du monde contemporain et en particulier, dans ceux des pays que vous avez couverts en tant que journaliste. Pouvez-vous revenir sur les liens que vous établissez entre ces deux formes d’écriture qui vous accompagnent depuis longtemps ?
Mes romans trouvent leur origine dans mes pages de gauche. Je veux parler des petits carnets que je transporte toujours sur moi où que j’aille. Sur les pages de droite, je note les faits observés, et sur celles de gauche, je note ce que je ressens. Mes romans sont ainsi la somme de mes pages de gauche. Cette écriture qui vient plus tard me permet de traiter ce que je ne peux pas traiter dans l’écriture journalistique. Mes romans me lavent, me réconcilient avec moi-même, même si le processus d’écriture est parfois très douloureux. Pour ce dernier texte, il a fallu que je m’isole pour en écrire certaines parties. Je ne pouvais pas le faire entouré de ma famille, avec les voix de mes enfants dans les oreilles et leurs sollicitations incessantes. Il fallait que je sois seul, abandonné, et j’ai passé quelques semaines à l’hôtel pour écrire. Mais à présent, je ne veux plus aller vers la guerre. Je suis passé de guerrier à sentinelle. Je veux protéger les miens.
Votre désir d’écrire est ancré au départ dans une expérience d’enfance douloureuse, celle du bégaiement. Evoquant ce traumatisme, vous avez dit que le bègue n’est pas, comme on le pense souvent, quelqu’un qui n’aurait pas de mots mais quelqu’un qui en aurait trop.
Le bègue est quelqu’un qui est sans cesse trahi par les mots et qui doit s’efforcer de pactiser avec eux. La voix et les mots le mettent en danger, il doit donc trouver une stratégie de défense. Pour ma part, je sais le poids des mots ; je m’efforce donc de ne pas les utiliser à tort, de les respecter et c’est à ce prix qu’ils me laissent tranquille. Je me suis toujours senti comme un colonel ; les mots sont des soldats que j’envoie au front. Parfois ils désobéissent, parfois ils reculent ou désertent. Enfant, j’étais jaloux de la facilité des autres à parler et j’en ai conçu un sentiment d’injustice. Si on n’a pas les mots pour se défendre, on est tenté par la violence. J’ai donc voulu écrire pour raconter la douleur du bègue. Je ne voulais pas écrire de romans, je voulais écrire ce roman-là (« Le petit Bonzi »). Mais j’ai aimé ce moment de solitude, de création et de liberté. Alors j’ai eu envie de continuer.
Cet entretien a été réalisé et traduit par Georgia Makhlouf. Il est paru une première fois en septembre 2013 dans l’Orient Littéraire.
L’Orient Littéraire est le supplément littéraire mensuel du quotidien francophone Libanais L’Orient-Le Jour. L’Orient Littéraire est publié en version papier (le 1er Jeudi du mois) et en ligne.
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L’Orient Le Jour est un Quotidien indépendant, né le 1er septembre 1970 de la fusion des deux journaux L’Orient (fondé à Beyrouth en 1923, par Gabriel Khabbaz et Georges Naccache) et Le Jour (fondé en 1935, par Michel Chiha), qui a ouvert ses colonnes aux plus prestigieux penseurs, chroniqueurs, écrivains et journalistes du Liban moderne. Il jouit d’une large audience au Liban et dans tous les pays où il existe une communauté libanaise.