Du 13 au 20 octobre 2013
Notre rubrique « L’Atelier ouvert » vous propose de lire et d’écrire à partir de parutions récentes.
Extraits, pistes d’écriture, notes critiques : rédigées par Alain André et d’autres collaborateurs de la revue, cette chronique hebdo permet de découvrir des textes contemporains de qualité et d’envoyer les vôtres.
Vous avez un délai de deux semaines après la parution pour le faire.
Une sélection est publiée dans les pages de L’Inventoire.
Cette semaine : Françoise Khoury propose une consigne d’écriture à partir du dernier livre de Thierry Froger, Retards légendaires de la photographie (Flammarion poésie, 2013)
Extrait / ombre
revenu du soir / où s’attendent l’enfant et le monstre / dans le noir / attendu qu’ils doivent ressembler / l’un à l’autre en la main qui les serre / dans l’histoire / grêlée doucement /comme une ressemblance débile / en fin de règne / ils s’emploient à ruiner / l’ombre / la lumière est partie avec / la silhouette tremblante des parents / sur la tapisserie jaune
lampion
mouvement d’espérance / plein des fêtes qui commencent / et dont les courbatures s’apparentent / à des femmes ayant perdu leur temps / à aimer des peintures / la promesse ressemble à des images / regardées entre deux lampions / qui ne marchent plus très bien
phare
les grands phares du terrain de football / par dessus les vieux poiriers aux poires mieux tombées / que mangées / grimacent des ombres impeccables sur la maison
(Thierry Froger, Retards légendaires de la photographie,
Flammarion poésie, 2013
Suggestion
Différentes séquences et formes hétéroclites sont assemblées dans ce travail, qui dégage une profonde mélancolie et une sensation d’étrangeté ; au fur et à mesure de la lecture, on croit croiser des fantômes, ceux d’images de l’enfance ou d’un temps passé, mal fixés, aux contours flous, une photographie brouillée, prise au mauvais moment, un peu avant ou un peu après le moment choisi. Tout le contraire de « l’instant décisif », terme inventé par le photographe Henri Cartier-Bresson qui définit le moment propice où une image est capturée. Comme ce qu’on dirait d’une photo ratée : Ah! Mince! Je n’ai pas eu le bon réflexe ! Comme si l’auteur tentait de rattraper un moment, non pas perdu, mais qui va se perdre. On ne sait pas s’il se trouve devant les yeux ou n’est qu’une simple image irréelle de la mémoire. L’ensemble donne au lecteur l’impression d’avancer lentement dans une brume opaque, qui laisse apparaître par intermittences une trouée éclairant quelques images. Attendez le soir et dans une pièce refermez la porte ; allumez l’interrupteur, puis éteignez quelques secondes plus tard. Allumez, éteignez. Ainsi, par intervalles de quelques secondes, la lumière apparaît puis disparaît et replonge la pièce dans l’obscurité. Agissez ainsi pendant un moment, jusqu’à ce que les images de ce que vous avez sous les yeux, bien cernées par l’éclairage, se mêlent à celles qui surgissent lorsque tout est noir. Écrivez ce double regard et envoyez-le nous en un feuillet.
Lecture
Ce livre de poésie, le premier du plasticien Thierry Froger, rassemble des écrits élaborés sur plus d’une dizaine d’années. Fragile palimpsestes, réminiscences, fuites, tout semble partir en fumée, autant les souvenirs que le présent ; il est peu question de photographie dans ce texte, quoique le titre de l’ouvrage y fasse allusion et que l’ouvrage soit dédié à un photographe. La pratique artistique de Thierry Froger, qui manipule film, projecteur, draps blancs et photographies, organise un espace où les écrans s’interposent entre la vision et la réalité . Mais, alors qu’il se consacrait à son activité de plasticien, une œuvre poétique s’élaborait dans l’ombre, derrière l’écran, comme une image se révèlerait dans la chambre noire (du moins au temps de l’argentique) et surgit au bout de dix ans. Cette mise au jour ne produit pas une image nette. Thierry Froger a gardé de la chambre noire ce moment où les contours sont flottants, le dessin mal cerné : il nous propose de lire ces mots embués. C’est un monde voilé qui se présente : « lumière de cire » ; « silhouettes de cendre » ; « l’usage étonné des photographies et ce qu’elles racontent du désert advenu dans le monde mal fixé, des fantômes abandonnés et flous sur des plages argentiques peu fidèles ». Ses mots, quoique ayant séjourné longuement dans un bain d’arrêt, rapportent un monde incertain et labile. Les mots conservent malgré leur pouvoir de dévoilement un filtre translucide sur le réel inatteignable. Comme une roche qui soudain s’effrite dans les mains et laisse échapper le sable entre les doigts écartés. Serait-ce la constatation ou la désillusion que l’image photographique, matérielle ou mentale, que l’on avait cru fidèle, s’avère elle aussi décalée ?