Emmanuelle Pavon Dufaure vous a proposé d’écrire à partir de La beauté des jours de Claudie Gallay (Actes Sud, 2017), il y a 15 jours. Nous avons sélectionné 9 textes parmi ceux que nous avons reçus, plein d’imagination et de profondeur.
Merci à tous de votre participation. Nous vous retrouverons avec plaisir en septembre pour de nouvelles aventures !
Lysiane Panighini
La tâche
Autant que cela est possible, Magritte traverse d’un pas vif les salles du musée d’Orsay.
Son casque posé sur les oreilles, l’immersion dans la 5ème symphonie de Mahler participe à l’exaltation de ses sens.
Elle se sent ouverte, réceptive, attentive.
Et surtout impatiente.
– Où puis-je voir les œuvres de Van Gogh s’il vous plaît?
– 1ère salle à droite.
Enfin! Se dit-elle.
Afin de prolonger l’instant du désir, Magritte fait quelques pas et s’immobilise.
Le cœur battant comme pour un rendez-vous d’amour, elle décide d’entrer. Mais, son regard balaye si rapidement les murs, qu’elle ne les voit pas.
Son enthousiasme retombe.
Seule, une tâche jaune, une simple tâche accrochée au bout d’une cimaise l’attire comme un aimant.
Elle s’approche, la tache grossit, ses contours se précisent.
Magritte s’arrête.
Le jaune est ardent, palpitant.
Les tournesols vibrent et s’animent.
A l’image de la vie du peintre, sont inscrites sur l’Oeuvre ses doutes, ses souffrances, ses turbulences intimes.
Magritte laisse les larmes couler sur ses joues.
Elle s’assoit sur un banc et se laisse alors emporter par une émotion jusque-là inconnue, indicible, qui pourrait porter le nom de Beauté.
Une voix
– Madame le musée va fermer.
Magritte se lève.
Elle aimerait pouvoir toucher le tableau mais n’ose pas.
– Je reviendrais chuchote-t-elle.
Magritte quitte la salle pendant que les lumières s’éteignent une à une.
L.P.
Odile Estival
Avec Marie-Hélène Lafon
Je fus saisie d’une timidité inhabituelle. Je venais de l’écouter avec recueillement, au sein de cette abbaye de Lagrasse, dans l’écho des pierres séculaires. Absente à moi-même, dans ses phrases superbes, attrapées et gravées sur ma peau. Tous ses mots bus d’un trait, j’étais gorgée d’elle.
Elle s’était assise tranquillement à une table de la librairie attenante, déjà assaillie par deux ou trois individus bavards. Je voulais encore l’entendre, n’écouter qu’elle, lui adresser la parole pour lui dire que… Tout de même pas le coup de foudre, sentiment d’étrangeté, joie et inquiétude mêlés !
Un tour dans la librairie pour me ressaisir, trouver une petite merveille d’objet littéraire et revenir vers elle, « Les étés » à la main, lui dire mon nom. Elle le répète, elle aime mon nom, elle me le dit, elle sourit avec mon nom sur ses lèvres, dans ses yeux qui m’accueillent toute entière. J’existe dans sa présence à elle, brute et vibrante, chaude de sa robe rouge grenat. Je souris, béate, je me délecte de cet instant magique où elle écrit de sa belle et grande écriture bouclée, « Pour Odile Estival, parce que Les étés sont irrémédiables ». Je ne sais plus ce que je lui dis, elle s’adresse à moi, prend son temps, me parle avec force et humilité de l’écriture, comme si moi aussi je savais.
On s’est quittées et je prolongeai mon plaisir par une promenade, dans un désir nouveau. Je me remis au travail ; j’en étais sûre, je le terminerais ce roman.
O.E.
Claire Cornet
« Who ? » disaient à Jane ses camarades, britanniques, ignorant tout de la poétesse vivant dans leur pays et plus au fait des allocutions bellicistes de la Dame de fer dans le grondement de la guerre des Malouines. « Tu écris un mémoire sur qui ? »
« Fantastic ! » s’écriaient-ils. Jane écrivait sur Kathleen Raine et ses poèmes, sous la coupole bleutée de la bibliothèque du British Museum, plusieurs années après cette nuit d’épiphanie, quand seule dans la coquille vide de l’orphelinat déserté l’été, elle avait lu à voix haute ses vers, dans une rencontre d’âme à âme.
« I’ll see you at 10 o’clock! » Un bouquet de freesias devant le cœur et son mémoire sous un bras inquiet, Jane sonna au 47 Paultons Square et Kathleen Raine lui ouvrit la porte indigo de sa maisonnette.
« Come in ! » dit la vieille dame. Une lumière cristalline entrait par deux fenêtres opposées. Aquarelles de landes écossaises et poèmes calligraphiés encadrés, crocus violets dans une jardinière. Jane avait le sentiment d’être dans le terrier d’un personnage de Beatrix Potter.
« Cup of tea ? » Son hôte lui servit une tasse de thé à la bergamote et des biscuits au gingembre. Elles parlèrent de poésie et d’écriture dans un temps suspendu, réunies dans la même connaissance des prairies heureuses et perdues de l’enfance.
« Good-bye! » dit Kathleen Raine. Une pluie lustrale trempait l’air. Sur le trottoir mouillé de King’s Road, Jane sautillait d’allégresse, serrant un livre offert, son premier noël, surgi en avril.
C.C.
Véronique Josem-Muraire
Été 2008… Jeanne a dévoré le roman en un rien de temps, elle qui pourtant n’est pas une liseuse. En refermant la dernière page, elle éprouva le besoin d’écrire à l’autrice, hésita, abandonna et puis osa!recevra-t-elle la lettre ? répondra-t-elle ? qu’en dira-t-elle ?… Bof ?…
« Madame,
Je sors de votre livre. Oui je dis « je sors » car on ne peut que sortir d’un roman comme « les Déferlantes ».
J’ai besoin et ose vous écrire tant ces 525 pages m’ont imprégnée. Votre écriture me correspond.
J’ai rêvé de ces lieux cette nuit. Il faudra que j’aille à la Hague.
Je vous admire et je vous remercie madame pour votre imaginaire, vos descriptions. J’aime les personnages, l’atmosphère, la rudesse des lieux, de la vie, du temps qu’il y fait.
Je dis toujours que je voudrais être enterrée sur une île… Ouessant ou Sein ? Mais en ai-je le droit ?
On dit que dans 50 ans le niveau de la mer aura monté et que les îles disparaitront… »
Jeanne – 14 août 2008
Un mois plus tard,une enveloppe,sans en-tête. Écriture inconnue.
« Chère Jeanne, merci pour votre si belle lettre, mais je ne peux pas répondre à votre question. Dans 50 ans, sans doute la mer aura noyé beaucoup de ces îles. Que deviendront les corps ? D’un autre côté, être enterrée sur une île face à la mer ! Pour ma part, je choisirais Ouessant.
En attendant, vivons, soyons heureuses, l’essentiel. Bien à vous. »
Claudie Gallay
Rencontre un jour, en vrai, dans un café. Regards, échanges pénétrants, complices. Avant de la quitter, Jeanne espéra lui avoir pris un peu de son pouvoir d’écrivain.
V.J.
Martine Riveron
Retrouvailles
Le vélo est posé face à la mer, enfin. Vaguement ridicule avec son cuissard aux bordures fluo, elle a gardé son casque. Il fait lourd. La sueur au creux des omoplates. Elle y est. Quelque chose d’ indéfinissable la submerge …
L’air est léger. Comme une odeur suave d’eau à la violette se dégage et des effluves salées viennent y apporter, tels des messages de mers lointaines, des signes de voyages rêvés ou à venir. Elle le sent. Il se penche à son oreille.
Elles sont parties avec leurs chapeaux, leurs rires sonores, les jeunes filles. Envolées. Les fleurs d’aubépines et leur corolles si tendrement offertes se déploient toujours au bord des chemins creux, se protégeant de leurs épines de cueillettes avides à capter cette innocence, cette fausse naïveté dont elles se parent de leurs teintes subtilement dégradées. Les clochers jouent toujours à se confondre au détour d’un virage. Il n’est là, sorti de son antre, rien que pour elle, sous sa cape gris perle se confondant avec le ciel certains jours. Albertine, Odette, Oriane sont hors d’atteinte de la douleur et du temps à présent. Il le lui assure. Il lui promet dans un souffle.
Sous les paupières, palpite le flux de sa respiration retrouvée.
Elle est allongée sur le bitume offrant la chaleur tiède de fin d’après-midi. On s’inquiète. Tout va bien, tout à fait sûre. C’était un détour par Cabourg . Elle avait rendez-vous . Juste l’émotion des retrouvailles avec un ami de ses vingt ans.
M.R.
Rivka Farouze
La rencontre
Les yeux écarquillés, je m’avance vers Lui. La foule compacte forme autour de moi une vague déferlante qui menace de m’emporter à chaque seconde, elle se mue en une entité désireuse de m’éloigner toujours plus de celui qui capture toutes mes pensées et mon admiration, mais tous ses efforts restent vains. Je le fixe, admirative.
Il est là. Et je suis là. Pierre Bottero, la Perfection faite homme, l’Harmonie faite plume, est devant moi, et seule la foule constitue encore un obstacle entre Lui et moi. Le cœur fébrile, les pupilles dilatées par l’excitation, les mains moites, je nage rapidement vers l’écrivain en louvoyant habilement entre tous ces amoureux de la lecture rassemblés à cette foire du livre. Puis, trop rapidement pour que je puisse pleinement le réaliser, je me trouve devant lui. Devant Pierre Bottero. Je lève les yeux, trop émue pour pouvoir prononcer ces mots que j’aimerais tellement pouvoir lui offrir : Merci, mon magicien. Merci pour la lumière que tu as apporté à mon existence. Merci pour tout.
Mais lui aussi me regarde. Et dans son regard je vois la réponse à cet élan de gratitude que, au-delà des mots, il a su capter et déchiffrer ; Tranquillité. Force. Tendresse. Échange bref. Fugace. Intense.
Bouleversée, je reprends contact avec la réalité lorsque la foule me presse et brise ainsi notre précieux lien, m’obligeant à m’éloigner de l’auteur de ces livres qui ont littéralement transformé ma vie.
R.F.
Catherine Delamare
Ta place dans le monde
J’entre dans la maison blanche. Si la rencontre doit avoir lieu, c’est ici et maintenant. J’aimerais oublier que je suis dans un musée. C’est dans ta maison que je voudrais pénétrer. Que ce soit toi qui m’accueilles.
Je sens confusément une présence. La tienne ? Je n’en suis pas sûre.
Un coupe-papier en argent, une chaise légèrement inclinée, comme si tu venais de te lever de ta table de travail. La vie qui s’est déroulée ici, plus de cent ans auparavant frissonne encore.
Au mur, ton histoire. Des photos racontent ta famille. Des tableaux de ta sœur Martha et de ton ami Isaac. Les paysages champêtres de Russie.
La visite se termine dans le jardin.
« C’est Anton qui l’a imaginé », me dit la gardienne du musée. « Il a choisi les arbres, les fleurs avec la précision d’un horloger. Chaque année nous replantons les fleurs qu’il avait choisies ».
C’est maintenant que l’émotion me submerge. Au milieu des couleurs et des senteurs. Une harmonie douce et chaude. Les arbres sont en fleurs et la magie du lieu me renverse.
Tu es là. Dans ce paysage qui aurait pu servir de cadre à ta Cerisaie. Tu es là. Dans ce jardin que tu as agencé comme tu as écrit : avec précision, économie, humanité. Tes mots pour dire la vie qui s’écoule lentement, tes couleurs pour dire la vie qui explose, tes arbres pour dire la vie qui se perpétue.
Je m’assois sur le banc. Et je te vois, toi, assis sur le même banc, dans l’air odorant du soir qui descend.
Tu as trouvé ta place dans le monde. Et je me sens vivante.
C.S.
Anne-Sylvie Delaunay
Je fais ce qu’on m’a dit.
A dix heures trente, en ce clair matin d’été, j’entre dans le jardin en poussant la clôture de bois grinçante. Gémissement en bande-son à tout ce qui vacille en moi. Aussitôt je suis accueillie par une explosion végétale, inconvenante et légèrement oppressante.
J’arrive naturellement jusqu’à un espace protégé. Une forme allongée sur une méridienne. C’est elle. Une femme au visage d’ombres creuses, au teint grisâtre, à la respiration sifflante. A ses côtés, dans l’herbe, un verre couché, taché d’une dernière goutte rubis.
Marguerite Duras, si belle en son jardin de Neauphle-le-Château.
Royale.
Elle ne dort pas, je la salue dans un souffle. D’un clignement, elle m’indique une chaise.
Elle ne me quitte pas des yeux, tellement vivante dans son corps diminué, toute entière dans l’intensité de son regard.
Puis elle se détourne et, dans un mouvement qui semble d’une douleur infinie, trace quelques mots dans un carnet, dont elle déchire la page manuscrite. Elle me la tend. « Voilà », dit-elle de sa voix écorchée. Il faut déjà partir.
Je rebrousse chemin. Et la nature sauvage du jardin me semble maintenant chanter l’hymne d’une femme libre et créatrice. Je fais grincer à nouveau la porte du jardin. Et j’ose alors lire les mots tremblants qui dansent sur ma feuille volante.
« Ecrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit.»
Ce silence plein que nous avons partagé, je le sens traverser tout mon corps, comme une source jaillissante.
A-S. D
Anne le Gall
J’ai seize ans et je découvre les peintures de Monet, quelqu’un, enfin, qui voit les êtres, les choses, les paysages comme moi. Par impressions. Je ne vois que des taches. Je ne suis pas aveugle, non, mais je devine plus que je ne vois. Ce mal qui m’accompagne depuis mon enfance est sans solution aucune alors je façonne ma réalité avec des ombres et des touches de couleurs, des sensations et des intuitions.
Aujourd’hui, je visite Giverny. Mes yeux papillonnent. Je suis comme une enfant le matin de Noël. Assise sur un banc qui borde l’eau toute proche, je ferme les yeux. Quelqu’un s’approche et s’assoit à mes côtés. Chapeau de paille, pantalon et chemise de grosse toile, godillots à lacet. Je reste sans voix. Je le reconnais. C’est le propriétaire des lieux. Il me prend tendrement la main et me raconte son pont japonais avant et maintenant, lui, dont la vue ne cesse de s’affaiblir. Je discerne, de l’autre côté de l’étang, ses taches colorées aux contours irréguliers qui forment pourtant un tout harmonieux. Elles sont miennes aussi. Je hoche la tête à chacune de ses phrases. Je pourrai les finir.
Mon cœur bat un peu plus vite qu’à l’accoutumée. C’est comme si j’avais rencontré mon double dans un miroir. Mais au lieu d’une femme de cinquante ans, mon reflet me renverrait l’image d’un peintre de quatre-vingts ans. Une grenouille coasse. Mon corps frissonne. Mon reflet s’éloigne à petits pas. Et me reste cette sensation d’avoir rencontré, et trop vite perdu, une sorte d’âme sœur.
A. L.