Cette semaine, Sylvette Labat vous propose d’écrire à partir de « Si un inconnu vous aborde », de Laura Kasischke (Page à page, 2017, pour la traduction française de Céline Leroy). N’hésitez pas à nous envoyer vos textes (un feuillet standard ou 1 500 signes maxi) jusqu’au 2 juillet à l’adresse suivante: atelierouvert@inventoire.com.
Extrait
« L’inconnu était jeune et beau. Il avait des cheveux sombres, une peau bronzée et de grands yeux marron. Des doigts fins. Et au poignet, ce qui ressemblait à une vraie Rolex en or. Il portait une chemise blanche avec une cravate rouge et une veste en cuir noir. Un Arabe, pensa-t-elle sur le coup avant de culpabiliser. Il n’avait pas d’accent. Elle le voyait bien, rien qu’aux deux mots qu’il avait prononcés. Il était Américain, pas « Arabe » (…)
Mais ce doit être terrible, pensa-t-elle, d’avoir l’air arabe dans un aéroport ces temps-ci. Ce devait être comme de porter une lettre écarlate sur la poitrine, le signe de la honte (…)
« Je m’excuse de vous déranger, dit l’inconnu. Est-ce que par hasard vous iriez à Portland, Maine ?
– Tout à fait, répondit Kathy Bliss.
– Dans ce cas… » Il sourit, puis sa poche de poitrine se mit à jouer le thème de Lone Ranger, une sonnerie électronique retentissante, alors il plongea une main dans sa poche et fouilla jusqu’à ce que la musique s’arrête (…)
« Voilà. Je suis censé me rendre à Portland pour le soixante-dixième anniversaire de ma mère, mais je viens de recevoir un appel de ma petite amie me disant… » Il sourit d’un air contrit, roulant des yeux vers le plafond. «… Pardon, je ferais mieux d’inventer quelque chose, mais je vais vous dire la vérité. Elle est enceinte. Elle panique (…)
« Bon, en un mot comme en cent, dit l’inconnu, ma compagne est terrorisée d’être seule à l’appartement, ma mère fête ses soixante-dix ans à Portland, je suis son fils unique qui bien sûr est un vaurien, un ingrat, sans parler de mes déficiences morales puisque j’ai fécondé une femme à laquelle je ne suis pas marié, pas encore, le genre de fils qui ne vient même pas à son anniversaire, bref… »
A cet instant, il secoua la tête et regarda Kathy Bliss droit dans les yeux. « Je me demande si moi, un inconnu, je pouvais vous demander, à vous, une passagère, de transporter un objet à bord de l’avion ? »
Proposition
Kathy Bliss devait se rendre en avion dans le Maine pour son travail. Elle était inquiète car son enfant de deux ans était malade. Elle a accepté de prendre à bord un objet confié par un inconnu : un joli petit paquet enveloppé dans du papier doré, un collier pour l’anniversaire de sa mère où il ne peut se rendre.
Cette nouvelle de Laura Kasischke est un modèle du genre. Un récit en vingt pages, précis, ciselé, rien n’est décor, tout y fait sens. Par touches, le portrait psychologique de Kathy Bliss est brossé, induisant les justifications de son accord pour transporter l’objet. L’inconnu est séduisant, élégant, « a l’air arabe, mais n’a pas d’accent », il porte une minuscule croix en or au lobe de l’oreille. Métaphores et allusions embarquent le lecteur sur la piste attendue de l’attentat terroriste. Mais l’auteur brouille les cartes, nous promène dans une apparente banalité. Après une ellipse d’une semaine, nous retrouvons la passagère défaisant le paquet en imaginant des scénarios allant du cataclysme scintillant et inéluctable en plein ciel à l’éclat admirable d’une simple chaîne en or sur sa peau.
Et vous ? Avez-vous déjà accepté de garder ou de transporter un objet qu’une personne inconnue vous aurait confié, ou bien de rendre un service pour le moins étrange ?
Je vous propose de nous raconter cette aventure, réelle ou fictive. Créez vos personnages, mettez-les en situation. Qui est le premier personnage ? L’inconnu(e) ? Comment les caractériser et les rendre reconnaissable en un trait ou deux ? Quel est l’enjeu – ou l’élément de séduction – qui relie ces deux personnages ?
Racontez comment se déroulent la rencontre et la demande.
Tout en écrivant le début de votre récit, imaginez plusieurs pistes de développement de l’intrigue. Faites monter la tension. Et si la situation évoluait autrement ?
Vous pouvez avant la fin faire un saut dans le temps sous forme d’une ellipse et nous offrir une chute qui nous surprenne.
Lecture
Laura Kasischke est née en 1961, a étudié à l’Université du Michigan. Elle a gagné de nombreux prix littéraires pour ses ouvrages de poésie ainsi que le Hopwood Awards ; elle a également reçu les Bourses MacDowell et Guggenheim. Ses poèmes ont été publiés dans de nombreuses revues. Ses romans La Vie devant ses yeux et À suspicious river ont été adaptés au cinéma. Esprit d’hiver a reçu, en 2014, le Grand Prix des Lectrices de Elle.
Laura Kasischke vit aujourd’hui dans le Michigan, où elle enseigne l’art du roman au Residential College de l’Université de Ann Arbor.
Si un inconnu vous aborde, à ce jour son unique recueil de nouvelles, est paru en 2013 aux USA. Quinze courts récits mêlent l’étrange, le surnaturel, le malaise, la violence, la tension ainsi que de l’humour. On y trouve ce qui fait l’art de la nouvelle : une exploration des espaces, du quotidien, une focale serrée sur un moment de bascule, des états intermédiaires avant la chute surprenante et glaçante ,ou bien ouverte et frustrante…
L’univers de Laura Kasischke est là, dans ce quotidien regardé autrement – le banal mis en vedette -. Elle passe dans plusieurs de ses nouvelles par le fantastique ou plus directement par les désirs, les remords et rancœurs, avec une alternance de rétention d’émotion et de débordement névrotique des personnages. Son écriture tient de la prose poétique, empreinte d’une « délicatesse de ballerine et d’une précision de médecin légiste », comme le note Véronique Ovaldé qui a écrit la préface.
Après avoir lu plusieurs romans de Laura Kasischke, j’ai apprécié de retrouver dans ce recueil de nouvelles, son humour jamais cruel, l’acuité ironique de son regard sur les êtres et leurs relations, sa manière de parler de la vie, des mères, des pères, de l’adolescence, de la jalousie, des démons secrets qui nous hantent… J’aime l’atmosphère d’apparente tranquillité qu’elle crée, où insidieusement s’installent l’étrangeté, le surnaturel, l’angoisse, avec toujours une grande poésie. Après avoir refermé Si un inconnu vous aborde, on songe à Mona qui n’aurait jamais dû fouiner dans les affaires de sa fille, à Tony ce père divorcé invité chez lui pour l’anniversaire de sa fille, et à tous les autres personnages dont la vie a explosé… délicatement.
S.L.
Sylvie Labat, professeur des écoles, a publié un recueil de nouvelles en 2016. Elle animera un atelier d’écriture de nouvelles à Toulouse, de 3 jours du samedi 30 juin 2018 au lundi 2 juillet 2018.
Retrouvez toutes ses prochaines formations Aleph-Écriture ici.