Entretien avec Christian Lapointe, par Laure Naimski
Pendant le festival de théâtre, musique et danse Les Francophonies en Limousin, qui se tient chaque année en septembre à Limoges et dans sa région, la Maison des auteurs de Limoges choisit de « mettre en lecture » quatre textes parmi une centaine envoyée par des auteurs de langue française du monde entier.
Cette année, parmi les lauréats, figurait le dramaturge québécois Christian Lapointe qui présentait sa dernière pièce en cours de création, Les Jours gris. Un texte très original en forme de prose poétique sur la question du jeu, une pièce portée par une langue féroce, drôle et brillante sur les enjeux de l’écrit dramatique. Le spectateur est saisi par la subtilité vertigineuse des effets de ressassement d’une pièce aux accents éminemment beckettiens. Les Jours gris donne à voir un théâtre qui se défait de la fiction, évacue les notions de narration, pour donner à entendre les mécanismes tangibles de sa représentation.
Fondateur du théâtre Péril, metteur en scène, auteur, performeur, Christian Lapointe, 36 ans, est un électron libre du théâtre québécois actuel. L’année dernière, il mettait en scène L’Homme atlantique de Marguerite Duras au festival de Limoges après s’être intéressé à l’œuvre de William Butler Yeats ou de Villiers de l’Isle-Adam et avoir écrit un cycle intitulé Théâtre de la disparition. Pédagogue, il enseigne régulièrement à l’Ecole nationale de théâtre du Canada.
Rencontre à Limoges après la lecture de sa pièce mise en espace par Armel Roussel avec les élèves de l’INSAS (Institut National Supérieur des Arts du Spectacle à Bruxelles).
Qu’est-ce qui a prédestiné à l’écriture de votre dernière pièce Les Jours gris ?
C’est avant tout un texte sur la théorie de jeu et la question de la présence en scène. La pièce offre un large éventail de possibilité d’écriture de plateau à celui ou celle qui se l’approprie. Elle a été écrite à partir d’une liste de questions sur les enjeux de l’écriture dramatique. En fait, la pièce répond aux quatre vingt-huit questions d’un document intitulé « Welcome to hell motherfuckers – Decisions playwrights make », élaboré collectivement en 2012 à Barcelone par un groupe d’auteurs d’une douzaine de pays et dont je faisais partie. Les Jours gris est un texte à destination du jeu même si sa nature est théorique. Souvent, la théorie est dans les livres et pas sur la scène. Et souvent, on déplore que les théoriciens soient déconnectés de la pratique. J’ai donc eu envie que ce qui soit joué soit de la théorie. Et tout au long de la pièce, le contenu s’étoffe dans un jeu de redite.
Pouvez-vous approfondir cette notion ?
Cela signifie que celui qui est en scène est régi par un nombre X de paramètres. Les aspects de la qualité de sa performance découlent de sa relation à ces paramètres. Dans la pièce, tout le dispositif langagier est fait pour amener l’acteur à finir par parler de ce qu’il est en train de faire, mais comme à l’insu du public et à l’insu de l’acteur lui-même. C’est aussi pour cela que j’ai sous-titré la pièce « petit traité inoffensif sur l’émergence de la parole et la mise en contexte du silence ». Cette pièce est un peu comme une machine infernale qui finit par révéler à l’acteur les modalités de ce qu’il doit effectuer. Le contenu est fait d’une structure qui joue un tour à l’acteur en le forçant à faire ce qu’il dit.
Le spectateur est saisi par la densité du texte et l’effet de ressassement. A tel point qu’on aimerait parfois pouvoir descendre de la machine….
Mon théâtre est souvent qualifié d’anxiogène ! C’est comme si la chose qui comptait pour moi était de faire vivre l’expérience devancée de la mort. Je recherche toujours cette qualité. Le théâtre est là pour nous rappeler notre condition primaire d’homo sapiens. La mort est le premier échelon à gravir. En ce sens, je pense à Beckett, chez lequel il y a cette question qui m’intéresse de l’enfermement de l’esprit dans un corps. Ce sont des thèmes qui appartiennent de longue date à l’histoire de la littérature et du théâtre. Mais le fait que tout d’un coup, cela soit écrit sur un mode théorique est, je pense, la chose qui induit un sens peut-être plus pernicieux.
Tout désir de narration classique est-il pour vous révolu ?
Il y a pour moi quelque chose d’anecdotique dans la relation entre des protagonistes classiques qui ne me convient pas. Ce n’est pas l’écriture que je poursuis. J’ai besoin que le verbe soit plus près de l’os. Mais ce n’est pas un dogme.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de mettre en scène L’Homme Atlantique de Marguerite Duras que vous avez présenté au festival des Francophonies en Limousin l’année dernière?
Certains auteurs contemporains écrivent des textes où ils laissent croire aux spectateurs que les acteurs sont là à titre d’acteurs et non pas à titre de personnages. Qui plus est, ces mêmes acteurs sont souvent en train de faire en direct l’écriture et la mise en scène. Les dramaturges comme Falk Richter ou Martin Crimp utilisent beaucoup ce procédé. En lisant Duras, j’ai ressenti qu’elle avait déjà initié cette question dès les années quatre-vingt, notamment par son écriture au conditionnel. Dans son film Le Camion, elle commence en disant : « Ça aurait été un film, il serait déjà terminé ». Et on voit les acteurs assis à une table et en train d’écrire le film en direct. A l’époque, elle était pionnière. Les gens se demandaient ce que c’était que cette écriture. Aujourd’hui, c’est devenu quelque chose de plus convenu. Mais pas à son époque. J’ai eu envie de revenir à la source de ce mode d’écriture.
Quels sont vos prochains projets ?
Je travaille actuellement sur la toute dernière pièce du dramaturge anglais Martin Crimp qui s’intitule Dans la République du bonheur. J’ai écrit une version québécoise qui sera présentée à Montréal et à Québec au début de l’année 2015.
Découvrir une des mises en scène de Christian Lapointe:
Cet entretien a été réalisé par Laure Naimski, dernier ouvrage paru: En Kit
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