Il y a 15 jours, Martine Leroy-Rambaud vous proposait d’écrire à partir de Raymond Carver à l’occasion de la parution de la biographie écrite par Carol Sklenicka : Raymond Carver, une vie d’écrivain (Éditions de l’Olivier, 2015). Voici les 9 textes sélectionnés, déclinés en deux versions. Nous vous rappelons la consigne d’écriture pour faciliter la lecture de ces micro-nouvelles!
« Tous les textes de Carver tournent autour de ses thèmes de prédilection : l’amour, le couple, la famille, l’alcool. La nature, aussi.
Ce qui caractérise sa manière, c’est aussi de puiser au creuset de l’autobiographie pour aller vers la fiction. Je vous propose donc d’identifier un thème dont vous aimeriez parler : un de vos thèmes de prédilection, quel qu’il soit. À partir de là, dressez une liste de souvenirs et d’images fortes à partir desquels vous pourriez tirer le fil de l’écriture. Choisissez une de ces images. Puis livrez-en deux versions brèves (750 signes au maximum pour chacune d’entre elles) : une version autobiographique et une version fictionnelle. Il ne vous est pas demandé de délivrer le vrai du faux… »
Christine Gastaldo
Danse sous la pluie
J’avais alors plus de cinquante lorsqu’il a intégré le département des ressources humaines de l’entreprise dans laquelle je travaillais. Quadragénaire charismatique, cultivé et distingué, cet homme a rapidement su fédérer une équipe de travail efficace en quelques mois. Dans l’organisation du service, je lui suis vite devenue indispensable, anticipant ses erreurs d’emploi du temps ou rattrapant ses erreurs de communication. Il me remerciait chaque fois chaleureusement et, au fil du temps, nous échangeâmes des propos plus personnels. Nous nous découvrions, étonnés, de nombreux goûts communs. Son élégance me charmait et j’aurais aimé avoir quinze ans de moins.
2ème version
Elle ne l’attendra pas pour lui remettre ce fameux rapport qu’elle vient enfin de terminer. Elle doit prendre son train et quitte le bureau malgré l’averse drue et froide. Elle sort son grand parapluie reçu en cadeau pour ses cinquante ans et l’aperçoit au coin de la rue. Il se hâte, courbé, sa veste sur la tête et lui adresse un grand signe de la main. Le trottoir est étroit et au moment où ils se croisent, elle tente de s’écarter mais c’est alors qu’elle trébuche. Il essaie de la retenir, mais par un mouvement des forces contrariés, comme dans un ballet, tout à tour ils montent et descendent entre trottoir et rigole, pataugeant dans les flaques, l’un aidant l’autre, l’un contre l’autre. Ils s’exclament. Ils rient. Il est maintenant sous ce grand parapluie bleu, trempé des pieds à la tête, sa chemise blanche plaquée contre son torse. Elle a une envie déraisonnable d’y poser sa main. Elle devient Carrie dans « quatre mariages et un enterrement », Ally dans « N’oublie jamais », Francesca sur la route de Madison ! Quelques secondes d’éternité sous ce beau parapluie bleu. Ils se sourient, gênés.
Le téléphone sonne. Il s’excuse et poursuit son chemin.
C.G.
Elodie Amour
Il faisait nuit. Elle l’attendait. La veille ils s’étaient disputés et elle avait peur qu’il ne revienne pas. Elle était perdue dans l’obscurité de ses pensées quand la porte émit enfin son cri grinçant coutumier.
– Où étais tu ?
– Sorti avec une amie, dit-t-il avec désintérêt.
Il évitait son regard.
– Est ce que tu l’aimes ?
– Je ne sais pas, peut-être.
La fatigue s’écrasa sur son front. Elle voulait discuter, ne pas le perdre tout de suite. Mais elle réalisait que son partenaire avait déjà déserté le couple. Quand elle s’effondra sur le canapé, à court de volonté, il tenta de la rassurer en énumérant ce qu’il lui avait apporté.
Au petit matin, dans un ultime sursaut, elle le flanqua dehors, humiliée et trahie. Elle avait l’impression qu’un illustre inconnu venait d’enfiler la peau de l’être aimé et qu’il lui arrachait, de son indifférence, une partie d’elle-même qu’elle n’avait pas su protéger.
2ème version
Il est tard. Elle l’attend. Ces derniers temps, ils se croisent sans se voir et se retrouvent dans l’éclat d’une dispute. Elle confond les minutes et les heures jusqu’à ce qu’il entre en sifflotant.
– Qu’y a-t-il ? Son inquiétude la déconcerte.
– Je t’ai laissé des messages. Dans sa voix s’élèvent des accents suppliants.
– Mon portable s’est éteint.
Il la prend dans ses bras et elle se laisse bercer. Dans sa poche à lui son téléphone vibre, il raccroche.
Il est calme, si serein dans le mensonge. Elle le regarde à la dérobée et l’angoisse la saisit. Elle veut fuir et prétexte qu’elle doit aller aux toilettes. Quand elle longe le couloir, elle sent une présence flottante dans son dos.
« Qu’est ce qu’il t’arrive ? Il la retient par le poignet.
– Je ne te reconnais pas, je veux réfléchir, je pars chez ma sœur ! Quelque chose de sombre dans ses yeux la dissuade de se dégager.
– Tu n’iras nulle part, bébé. »
E.A.
Hélène Veyssier
Nous partons escortées de la chienne, une Groenendael noire qui nous suit partout. « rien à craindre, il y a Arika» disent les adultes. Nous sommes très peu surveillées. Maintenant, trente années plus tard, je m’en étonne, laissées à nous-mêmes, des petites sauvages. Nous allons. D’abord escalader une pente abrupte et caillouteuse sous les arches du viaduc. C’est interdit de monter là, interdit pas seulement par les parents, par des instances plus imposantes aussi, c’est écrit sur un panneau en bas. On attend qu’il n’y ait personne sur la route. Nous allons. Sur le viaduc il y a l’ancienne ligne de chemin de fer. Désaffectée depuis des années. La végétation recouvre en partie les cailloux du ballast. Les rails sont visibles encore, on les suit.
2ème version
Elle m’emmène à l’ancienne ligne de chemin de fer : accès interdit, un panneau, et puis des barbelés. Nous passons dessous. L’endroit est désaffecté depuis des années. On suit les rails encore visibles. De chaque côté, des bois, très denses, sombres. . J’ai six ans, elle en a huit. On ramasse « un silex », même avec Arika, notre Groenendael, on a un peu peur, on aime ça. Le père a dit « ces pierres, ce sont des silex, peut-être des armes préhistoriques, taillées par l’homme il y a des millénaires ». On touche le silex, on passe le doigt sur la tranche coupante, on imagine ce temps d’il y a des millénaires et cette pierre une arme Après cent mètres, c’est la forêt des deux côtés des rails. Partout un vert obscur. On continue, on s’enfonce dans ce vert, on va jusqu’à cette maison dont on nous a parlé, qui elle aussi est interdite
H.V.
Myriam Péreira de Passos
Marathon.
Elle gare sa voiture. Le parking de l’hypermarché est bondé. Elle est pressée. Ce soir, elle n’a rien pour le repas. Pas le temps de prendre un caddie. Elle marche vite. Les énormes portes automatiques s’ouvrent sur son passage. Elle s’engouffre rapidement dans ce temple de la consommation. Pas le temps de flâner.
Direction, le rayon Charcuterie. Du jambon cuit sans couenne, au torchon, aux herbes, fumé. Jambon cru, viande de grison, saucisson, mortadelle. De quoi a-t-elle envie ? Elle ne le sait pas. Bio, Supérieur, Label Rouge, d’Italie, de l’Ardèche. Que choisir ? Elle ne le sait pas. Agacée, elle saisit au hasard un paquet de quatre tranches de Mortadella IGP d’Italie. Elle regarde le prix. « C’est cher ! » …
Malaise
Sur le parking, elle s’approche des caddies. Elle sort un jeton de sa poche. Elle le glisse dans l’encoche sur la poignée bleue du chariot. Un clac lui indique qu’il est décroché des autres. Elle le tire et se dirige vers l’entrée béante de l’hypermarché. Elle marche doucement. En même temps qu’elle, une foule au visage hagard s’engouffre dans la bouche de cet ogre.
A l’intérieur, des allées, encore des allées. Qui n’en finissent plus. Des rangées, encore des rangées. Des étagères, encore des étagères, qui croulent sous les bouteilles, les paquets, les boites, les tubes, les sachets … Même les fruits et les légumes dégoulinent de leurs étals. Elle est prise de vertige. Elle revient d’Ethiopie, où les gens souffrent de faim …
M.P.P.
Janie Den Boer
Mariés tous les deux, une passion dite adultère nous avait jetés l’un vers l’autre. Au mépris de toute prudence, nous nous rencontrions régulièrement dans des chambres d’hôtel. Entre temps, nous parlions longuement au téléphone, pensions constamment l’un à l’autre, nous écrivions même « poste restante ». Comme des gamins amoureux, nous nous raccompagnions mutuellement dans un sens puis dans l’autre. Je rentrais fatiguée, ivre d’amour et de culpabilité. Nous n’osions – moi surtout – prendre la décision définitive qui nous réunirait, certes, mais ferait parallèlement exploser nos foyers respectifs. Au pied de ce mur qui semblait infranchissable, nous nous étions retrouvés par un froid matin d’hiver, sur un banc public.
2ème version
« C’est triste, un parc désert en hiver, non ? « Tu fais des rimes, maintenant? » La buée s’échappait de leur bouche. « Tu n’as pas froid? » « Non, ça va mais j’ai oublié mes gants. » « Mets ta main dans ma poche. » Elle s’éloigna un peu. « Bon, on fait quoi là, on pourrait… « Ah, non pas une autre chambre vide ! J’en ai assez. » « Quoi alors? » « Ecoute, depuis le temps qu’on tourne en rond, ça ne peut plus durer, il faut leur dire ou arrêter de se voir. » « On pourrait aussi rester là, jusqu’à ce que mort s’ensuive. Morts sur un banc. » « Tu lis trop de romans. » « Et toi, tu m’ennuies. Si seulement tu me donnais une idée. » « J’ai trop froid, je ne peux plus penser. » « Tu veux boire un café? » C’était reparti, on en était toujours au même point. Elle se moucha bruyamment.
J.D.B
Manuel Alteyrac
Son écriture !
Parfois, elle se levait la nuit, cherchant le sommeil. Incapable de sortir du demi-sommeil dans lequel j’entendais craquer le plancher sous ses pas, incapable de lutter, je me rendormais. Elle écrivait, se recouchait, se plaquait à moi selon qu’elle avait froid ou non. Ses absences furent de plus en plus longues. Nous nous croisâmes même un matin après la sonnerie de mon réveil. Elle commençait plus tard, elle ferait un petit somme d’une heure pour tenir jusqu’au soir. Moins elle dormait, plus elle devenait irascible, distante, secrète. Les moments de complicité étaient réduits à des instants. Un matin, en consultant ma boîte aux lettres électronique, j’eus la surprise de lire un courriel bref accompagné d’une pièce jointe. Ses insomnies avaient accouché d’un livre dont j’étais le héros, héros ordinaire, héros de ses jours et de ses nuits. Que j’aimerais vivre dans sa fiction !
2ème version
Elle me quitta brutalement, laissant un mot sur la table : « Je t’aime, je pars. » Son téléphone portable, éteint, trônait à côté. Son employeur m’apprit qu’elle était en congé sans solde pour deux mois. Aucun courrier, aucun SMS, aucun appel pendant un mois. Je décidai de me terrer dans notre appartement, sentir ce qui restait de sa présence. Au bout d’un mois, les virements habituels furent faits de son compte à notre compte commun. Elle n’avait jamais voulu les automatiser, ce fut pour moi un signe de vie. Au bout de deux mois, elle m’écrivit un courriel. Il était rédigé comme une règle du jeu, notre lien serait désormais exclusivement écrit : un courriel par jour chacun. Depuis, nous écrivons notre vie ensemble.
M.A.
Alice Mac Joy
L’ascenseur
Pour mon premier jour de travail, je porte une robe pourpre. Après huit mois de chômage, je ne sais plus comment parler aux gens. Je m’adresse aux hôtesses avec trop d’obséquiosité. La couleur de leur tenue rappelle celle de ma robe. L’agence n’a pas été précise sur mes tâches futures : gestionnaire badge, « pour faire face à un surcroît d’activité »… On me tend un insigne et un ruban orange fluo.
Je suis là pour trois mois. Je passerai l’été entourée de costards, de cravates, de sourires faux, de portillons automatiques. Ce que je sais, c’est que je vais payer la cantine de mon fils, lui acheter un pantalon neuf et un billet de train pour les vacances chez ses grands-parents.
Les portes de l’ascenseur se referment sur la pensée de mon fils et de la sempiternelle phrase de mon grand-père : « Le travail, c’est la santé ».
Moquette rouge
C’est mon premier jour et aussi ma première visite à ce quartier, trop chic. Je monte les quelques marches du perron. L’entrée de l’hôtel particulier est en travaux. Le regard de la secrétaire au-dessus de son ordinateur m’interroge. Je me présente : le nouveau coursier. Mon fils vient de fêter ses trois ans, ma femme a accouché il y a deux semaines de jumelles. Ce boulot tombe à pic. La secrétaire me conduit jusqu’à un grand bureau. Deux hommes tapent sur leur clavier et une femme longue et rousse parle au téléphone. Je regarde au sol la moquette rouge.
J’ai signé un contrat de six mois, pour la préparation et le tournage du film. Je porterai les plis urgents, les contrats. Je ne sais rien de plus.
J’ai dans la tête le bleu électrique des yeux de la secrétaire.
A.M.J.
Roberto De Sanctis
Saveurs d’été
Nos âmes se charmaient dans la tiédeur du soir. Fébrile, j’ai voulu t’embrasser. «Pas ici. Où tu veux, mais pas ici. Ma sœur regarde». Alors j’ai roulé, j’ai avalé les kilomètres. La distance te berçait.
Au réveil, tu découvrais l’Atlantique. L’aube océane qui te faisait chavirer empanachait ton regard de rêves adolescents. Le grain de ta peau et mes doigts sabliers resserraient le monde, le mettaient à portée de caresses. Il était toi. Il était moi. On voyageait sur un rire. Et plus rien n’importait, que nos transports insouciants.
Quand je t’ai déposée à l’aéroport, ta sœur fulminait. Elle te reconduirait vers ton destin d’horloges. Moi, j’ai repris le nord, avec au cœur la douceur de tes lèvres, et le sentiment étrange de t’avoir rêvée.
2ème version
Adossé à mon siège, j’allumais une cigarette, et je me consumais. En refusant mes baisers, le morceau de Russie que charriait ta voix me mettait à rude épreuve. Tu prétextais avoir un fiancé, un mariage dans quelques mois, une vie tracée. Mais quand tu en parlais, nul engouement dans ta voix, nul éclat dans ton œil. Plutôt une morale.
Ce soir là, je sentais que dans leur chambre, de l’autre coté du pare-brise, tes bagages, pourtant, hésitaient. Alors j’ai joué mon va-tout.
— Si on partait Anna ?
— Et tu veux aller où ?
— Je ne sais pas. Loin.
— Tu es fou.
Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, l’adieu fugace de tes lèvres sur la joue, à haïr la porte qui t’avait soustraite à ma vue. Puis j’ai repris la route. La nuit m’étouffait.
R.D.S.
Milou
La cafetière tremblote et sue en même temps depuis un bon quart d’heure. Il n’y a personne ici pour la débrancher du coup sec auquel elle est habituée. Je me suis recouché. Je ne bouge plus, je regarde le paysage sans ciel, dehors. Les gouttes de pluie s’écrasent sur le ciment. Tu dors derrière moi. Sans la tiédeur des draps, je serais seul.
2ème version
La cafetière laisse déborder un filtre crasseux, négligé comme chaque matin. Il n’y a personne ici pour penser à le jeter encore tiède dans le sac qui fait office de poubelle. J’attends la suite des événements dans mon canapé-lit. J’ai d’ailleurs tiré les rideaux pour éviter le soleil. Le ciment dehors se fendille depuis la canicule, il faudra signaler cela. Les deux téléphones retentissent sans trêve. Je vais essayer d’oublier tout.
M.