Vos textes à partir de « Toutes les femmes sont des aliens » de Olivia Rosenthal

indiscretions-1940-10-gIl y a 15 jours, Pauline Guillerm vous proposait d’écrire à partir du dernier ouvrage d’Olivia Rosenthal, Toutes les femmes sont des Aliens (Éditions Verticales, collection « Minimales », 2016). Une proposition qui vous a enthousiasmés puisque parmi les nombreux textes reçus, en voici 11 ! Nous vous remercions tous de votre participation!!

 

Nicolas VAISSIERE

Chaque fois, c’est pareil. Chaque fois que je revois Indiscrétions, j’attends « la » scène, suspendu à l’idée que, cette fois, l’histoire va changer. Deux funambules échappés d’une fête, ivres de champagne, se disputent. L’héritière glacée, fille à papa hautaine sur le point de se remarier, et l’écrivain fauché devenu reporter pour un journal à scandales. Elle ignore quel idéaliste se cache sous l’homme chargé de voler son intimité ; il ne voit que la petite fille riche et pas la femme blessée. Quiproquo parfait. On attend le moment où les masques vont tomber.

C’est là qu’arrive la scène. Ce moment de flottement où, l’alcool aidant, chacun sort de son rôle et se livre, enfin, interloqué par ce qu’il découvre en l’autre. Hepburn et Stewart incarnent à merveille ce trouble, tout vibre en eux de ce décollement des apparences. Leur démarche titube, leurs propos hésitent, se heurtent, leurs corps résistent mais leurs cœurs s’avancent soudain à découvert et, au lieu d’avoir peur, ils s’abandonnent.

Cette bouffée de bonheur éphémère le restera – on connaît la fin, c’est une comédie de remariage qui respecte les conventions du genre – mais ce qui compte à ce moment-là c’est ce qui se pourrait se passer, l’avenir possible de ce sentiment qui naît entre eux, si ténu et que l’on sent pourtant capable de renverser tous les préjugés. C’est pourquoi chaque fois je rêve que le film déraille, qu’il assume son vertige, qu’il pousse enfin l’ivresse jusqu’au bout. Et chaque fois je me trompe.

N.V.

 

enhanced-buzz-19230-1355981499-10Cornélie Durrleman

Regarder Love Actually entre sœurs faisait partie des rituels de Noël, comme les clémentines, les repas de famille où dès l’entrée nous étions rassasiées et les aiguilles de sapin sur le plancher. Pour nous, élevées par des intellectuels protestants, cela avait la saveur d’un plaisir coupable. Evidemment, nous avions nos scènes fétiches : Hugh Grant esquissant des pas de danse ; la déclaration d’amour silencieuse sur le seuil d’une porte ; l’absurde demande en mariage devant une famille envahissante. Toutes ces histoires nous enchantaient.

Et puis un jour – un jour qui n’avait rien à voir avec Noël –  notre mère nous a conviées à déjeuner. « Votre grand frère va devoir demeurer à Sainte – Anne quelque temps ». Elle a parlé bipolarité, régulateur d’humeur, crises dépressives, soins constants ; des mots tristes, des mots irréversibles. Elle continuait mais je n’entendais plus. Je songeais à Love Actually et à cette fille, à deux doigts de réaliser enfin son fantasme. L’élan avait été brisé net. Son frère la réclamait – lui avait annoncé par téléphone la maison de soin. L’histoire de cette fille nous ennuyait ; d’ailleurs nous la déroulions systématiquement en avance rapide. Pourtant, je me suis rappelée de la scène finale : la fille souriant à son frère dans une pièce aseptisée, lui assurant qu’il ne l’avait pas dérangée. Le Noël d’après et tous ceux qui ont suivi, seuls sont demeurés comme rituels les clémentines, les repas de famille et les aiguilles de sapin.

C.D.

 

tv-ce-soir-on-assiste-a-la-ceremonie-de-claude-chabrolCarine Rico

Cérémonie

Tout commence si doucement.

Nous sommes dans une famille disciplinée, bourgeoise.

La vie s’écoule tranquillement, comme en sourdine. Il y a une bonne. Elle est analphabète. Une bonne analphabète, pas de quoi faire peur. La bonne se fait une amie, un peu étrange, on s’en méfie un peu. Tout est calme. Il ne se passe rien de particulièrement dramatique. On n’aime pas trop l’empathie affectée des patrons, on plaint légèrement les jeunes filles banales, défavorisées. Elles sont cotonneuses, comme inhabitées. Je sens bien que quelque chose ne va pas. Je ne soupçonne pas l’éclatement de la violence.

Je suis distraite par la présence de ma fille, le bonheur de l’avoir là, à mes côtés. Pourtant, le film irradie une haleine glaciale, opaque. Je n’ai pas l’idée de rompre avec cette dense nonchalance. Je ne me méfie pas.

Quand le carnage commence, ma fille pousse un cri, pleure, le film frappe dans la vraie vie, notre vie. La scène, un carnage, nous glace. Puis elle se lève, je la suis, impuissante, anéantie.

Bon film, mauvaise mère.

C.R.

 

 

laura21Chris

Elle s’appelait Laura Palmer. Assassinée ou disparue ? Je ne m’en souviens plus. Trop petite pour saisir ce que Lynch voulait taire, j’étais juste frappée par les yeux de ma mère.

Captivée par l’image soudain elle m’oubliait, et moi je restais sage pour mieux la contempler. Sous la table de verre, cachée pour observer les reflets rouges et verts produits par la télé.

Elle était Kim Novak transie de Sueurs Froides, quand l’enseigne de l’hôtel ceindrait son visage fade.

Ma mère était si belle ses genoux repliés, je cherche ce cliché d’elle mais j’ai dû l’égarer.

La musique lancinante de la série m’envoutait, rengaine fragile et lente qui m’enveloppait, m’étouffait.

Puis les ombres fondaient sur les murs du salon, l’épisode terminé je me disais « allons, tes parents veillent sur toi maintenant ne crains rien, va au lit rassure-toi ils seront là demain. »

Demain…

Et cette fichue photo aux couleurs orangées, ce souvenir vital, où ai-je pu le ranger ?

Vingt cinq ans ont passé, c’est peut-être dommage, je n’ai pas vu Twin Peaks, ni croisé cette image. Je dois être coupable, je n’ai pas réussi. Elle reste introuvable. Laura Palmer aussi.

C.

 

 

empire-des-sens-02-gLison Clouet

Un été lumineux dans mon village peuplé de 637 âmes, dans une H.L.M. tout ce qu’il y a de plus banal, et un appartement qui l’est moins. Lithographies, peintures, beaux livres, bandes dessinées, musique, et films.

Lovée dans un canapé en rotin garni de coussins en cuir noir, des dizaines de chats me scrutent ou s’admirent langoureusement, effigies félines dans le miroir reflétant l’écran de télévision. C’est en 1994 ou en 95, les fins de journée de mon adolescence frileuse se réchauffent ici. Depuis le temps que Coco me conseille de regarder le pur chef-d’œuvre qu’est « L’Empire des sens », j’attrape la VHS et l’introduis dans le boîtier. Je m’affale entre le ficus et les cendriers.

Mille et une façons d’aimer défilent sur la télévision. Les corps des deux amants forment une figure parfaite fuyant la désunion, mue par un plaisir sexuel élevé au rang d’esthétique pure. L’érotisme absolu n’a d’égale que l’inventivité virtuose de leurs enlacements.

Je suis longtemps hantée par cette très haute vision des corps aimants, sublime autant que destructrice. La dépendance, l’oubli – ici confondu avec l’extrême don de soi – sont-ils compatibles avec une relation réelle ? Entre la pellicule et ma réalité faite de tâtonnements, de contrariétés, je ne parviens pas à imaginer ma sexualité balbutiante. Elle ne demande qu’à explorer, s’incarner, s’animer.

L’érotisme interpelle, fascine, éduque ; la jouissance addictive intimide. À chacun·e son Nirvana dans le corps qu’il/elle sait qu’il/elle a.

L.C.

 

18440500-jpg-r_1280_720-f_jpg-q_x-xxyxxInès Dalery-Rose

 

Cris et chuchotements

Je me souviens de cette nuit où votre visage a surgi, s’est imposé près de son visage endormi. Le sommeil m’abandonnait depuis que j’avais basculé dans le temps de l’attente, l’attente de sa mort. Certitude rongée par l’incertitude du temps qui nous restait. Et lui, savait-il ou s’accrochait-il à un rêve, un mensonge de vie, une illusion? Nous étions déjà séparés et cette séparation annonçait celle qui m’obsédait , la définitive. Temps de l’attente, temps de la peur, peur de ce qui serait inexorablement, accoler à son prénom le mot mort, adjectif contre nature que je n’osais pas prononcer à haute voix comme si cela allait hâter son anéantissement. Honte des paroles qui sortiraient de ma bouche, des regards qui répondraient à son regard, devant moi le temps de la trahison.

Dans cette nuit d’angoisse vous avez répondu à mon appel, je me souviens que dans le film de Bergman vous vous appeliez Ana, Ana la servante, Ana la fidèle, la consolatrice. Dans une belle demeure patricienne de la campagne de Suède Agnès agonise, veillée par vous seule malgré la présence de ses deux sœurs, enfermées dans la prison de leur égoïsme et de leur frustration. Votre visage de madone encadré par deux bandeaux lisses, vous êtes un corps tout en rondeurs, un corps où se blottir, dont la peau lisse et douce repousse l’angoisse et la souffrance, vous êtes un silence plein du mystère de la naissance et de la mort, vous êtes piéta et nourrice offrant à la mourante redevenue bébé son sein chaud, vous êtes celle qui m’a transmise sa force en cette nuit de Golgotha.

I. D-R.

 

 

4053898lpw-4057299-jpg_3565501Louise Muller

 

Dans mon souvenir, ça commence comme ça : le professeur se lève et va au tableau, il trace d’une main sûre, experte, des noms qu’il efface, pour en écrire d’autres.

C’est un tableau magique, des lettres apparaissent bientôt et forment des phrases toutes seules.

Et ce n’est pas un professeur comme les autres, parce que quand il a écrit le titre du film, il prend le temps de dessiner un visage à côté.

Le film, je le reconnaissais petite parce qu’il ouvrait avec ça, cette main, ce tableau noir, cette promesse. C’est bien plus tard que j’ai appris que le professeur, c’était Jean Cocteau.

Mais la scène la plus importante, pour moi, c’est ça : après avoir enfin pu échapper à son monde terne et plein de rancoeurs, de frères lâches et de soeurs jalouses (le seul monde qu’elle connaît), la Belle qui n’a pas d’autre nom, portée par le cheval qui s’appelle le Magnifique, arrive enfin chez la Bête. On avait déjà vu le château avec le père, mais là ça devient autre chose.

Quand la Belle ouvre la porte de la grande demeure, qu’elle pénètre le couloir sombre, elle ne marche plus, elle glisse, les bras sans corps portent des chandeliers qui lui éclairent le chemin, des choeurs de femmes, mystérieux et grandioses, enveloppent tous ses mouvements, on entre avec elle, au ralenti, dans un autre temps. Au bout du couloir quand les portes s’ouvrent vers la lumière, de fins rideaux blancs se soulèvent par magie pendant que la Belle (qui est belle, mais tellement belle, d’une beauté irréelle) avance sans marcher.

Un rêve, un ailleurs qui existe pourtant, là sur l’écran, pour mes dix ans émerveillés à jamais.

L.M.

 

hqdefaultLucie Rico

La cérémonie

Avec ma mère, nous accomplissions chaque soir une cérémonie. Le soir, je faisais semblant de ne pas pouvoir dormir, elle faisait semblant de me croire et m’invitait à regarder un film avec elle. Nous ne choisissions pas, nous nous laissions porter par la programmation qui nous était proposée par une chaîne câblée. Je n’étais jamais allée au cinéma.

J’étais collée contre elle et les images défilant me porteraient jusqu’au sommeil.

La famille que nous regardions était comme la nôtre, en plus riche. Ils avaient engagé une bonne qui m’énervait. Qu’ils aient pris une bonne m’énervait aussi. Mais finalement le film était confortable. Je lui ai fait confiance.

Et puis tout à coup, alors que mes paupières se fermaient, un coup de fusil partit. Le père était mort.

Les garces l’avaient tué. Dans les glissements de mes paupières, c’était comme si l’on venait de tuer mon père. Stupéfaite, je me mis à pleurer. Quand le fusil pointa et tira sur la mère, ma propre mère me parut disparaître et je ne pouvais plus m’accrocher à elle. Il y avait du sang, et puis mon frère se fit tirer dessus et vint le tour de la fille. Je n’existais alors plus et je me mis à crier. Elle était enceinte, ce n’est pas possible qu’elles aient tué une femme enceinte, le bébé. Je ne pensais plus qu’au bébé. Pourtant son cadavre était bien là, elles le regardaient et je me demandais si les bonnes, derrière leurs airs de s’en foutre, étaient aussi dévastées que moi.

Ce jour-là je pris une décision, un jour je serai mère.

L.R.

 

jawsMathilde Forget

76 millimètres

 

La mer est calme. A l’horizon, rien à signaler. Le corps s’abandonne à l’eau. Sans résistance. Ou plutôt si, il résiste au principe d’Archimède qui voudrait le sortir de là. Il cherche à s’échapper. Alors, pour rester immergé, il lutte. Et après quelques efforts, l’eau est toute autour de lui. Mais subitement sur la plage, un bruit court. Une rumeur. Les visages se dévisagent et le pire est envisagé. Certains paniquent plus vite que d’autres. Sur les serviettes de bain tout le monde se lève. Au loin, restent ceux qui n’ont pas vu le bruit se transformer et fendre l’eau. Briser la ligne. Rajouter du gris eu bleu. L’aileron fonce. Il n’est pas impressionnant, mais nous savons que la masse en dessous mesure 4 à 6 m de long et qu’au bout s’organisent en deux rangées des dents tranchantes de toutes les formes, pouvant mesurer jusqu’à 76 mm. La rangée arrière sert à remplacer les dents tombées de la rangée avant. L’organisation est parfaite. Infaillible. L’aileron continu de foncer. De loin, la victime nous paraît faible. Certains se jettent à l’eau. Pour sauver l’autre. Paraît-il. Trop romantique. La scène où la victime est dévorée est absente. Suggérée. En général, elle se déroule dans les yeux d’un autre qui ose regarder. Elle est absente, mais gravée dans nos têtes par une des 300 à 400 dents. Elle surgit à chaque fois qu’autour de nous la mer est calme. Pourtant on y retourne indéfiniment. Se baigner, se vautrer dans ce territoire du danger. Au fond, j’ai souvent envie que la ligne se fende, à mes risques et périls.

M.F.

 

 

stranger-than-paradiseMuriel Oldfield

Au soir de mes 16 ans un ami qui me voulait peut être du bien m’emmena voir Salo ou les 120 jours de Sodome et j’admis l’existence du Mal.

Plus rien ne fut joyeux comme avant.

Puis ce fut Théorème. Je tombai en amour et rien ne fut plus jamais simple.

Jarmusch m’enseigna ensuite que les êtres humains ne se comprennent pas et j’en pleurai des mois.

Enfin, Almodovar me révéla que grâce aux femmes et à leur folie, le monde tourne rond.

Je poussai un soupir de soulagement et ma vie reprit son cours.

La partie hélas était truquée depuis le début.

Mon père était ému à l’évocation de son premier cinéma. Son propre père l’avait emmené voir Fantasia, après la guerre, pour lui faire oublier sa longue absence. Alors lorsque ma mère et lui décidèrent de me donner un frère, il me proposa le très kiplinesque Livre de la Jungle, histoire de me faire accepter le partage… auquel j’ouvris les bras.

Mais ce ne fut qu’au partage de moi-même !

Un joyeux dialogue intérieur s’instaura pour longtemps.

Une panthère noire sur l’épaule droite et un ours jovial sur l’autre, ma vie se noya dans l’ivresse de leurs disputes. Ils parlaient fort et vite. Ils ne s’écoutaient jamais.

Ce soir ils se sont apaisés.

Ils sont descendus de mes épaules, je me sens légère.

S’il m’arrive encore de me frotter le dos contre un arbre en riant avec l’ours, je suis l’amie de la panthère. Nous cheminons côte à côte et devisons de l’existence.

Sur un point nous sommes bien d’accord elle et moi.

Je ne retrouverai jamais le village des Hommes.

 

M.O.

 

 

maxresdefaultOlivier Martial

Yesterday All my troubles seemed so far away.

 

Evidemment il y a cette chanson omniprésente. De Niro dans une cabine téléphonique sous la pluie, qui n’ose parler à son vieil ami. Cette enfance terrible et merveilleuse que l’on porte au cœur toute sa vie, jusqu’à la fin. Le petit garçon salive devant la vitrine aux gâteaux tous plus appétissants les uns que les autres. Gros, ronds, crémeux, à la fraise, au chocolat…

-Tu es sûr? C’est un dollar ! lui dit surpris son ami, le fils du patron.
Il donne fièrement la précieuse pièce.
-Faits moi un paquet! Pour le gâteau à la crème, Peggy fait une branlette !

C’est la mère qui lui ouvre. Peggy est occupée, elle va la chercher et laisse le garçon seul dans la cage d’escalier d’un immeuble populaire du New-York des années trente. Il s’assoit sur une marche et pose délicatement le paquet en papier blanc à côté de lui. Il attend. Il ne pense à rien. Son regard se pose sur le cadeau. Après quelques secondes, il déplie précautionneusement l’emballage, prélève de l’index un peu de crème blanche qu’il goûte avec délectation, puis referme le paquet. Bien sûr, il ne peut résister longtemps, il en reprend une deuxième puis une troisième fois, et déjà le paquet ne ressemble plus à rien. Subitement il dévore le gâteau entier. Il avale la dernière bouchée quand Peggy, jeune femme un peu vulgaire aux formes généreuses ouvre la porte. L’emballage caché derrière le dos, il bredouille quelques mots avant de s’enfuir dans l’escalier. Le bruit de ses pas contre les marches en bois résonne et fait écho à ma mémoire. Courir vers son enfance. On veut devenir un homme. Longtemps après, on se souvient. Visiter les maisons abandonnées, courir dans les rues en criant à tue-tête, sauter dans les flaques, voler les bonbons chez l’épicier, et puis surtout les amis. A la vie, à la mort ! C’était vrai. J’aurais pu mourir pour eux. Tout cela part avec les hivers. Nous reste la mémoire de notre enfance, continent joyeux et violent. Il était une fois l’Amérique.

O.M.

 

 

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