Jusqu’au 25 mai, Sylvie Néron-Bancel vous propose d’écrire à partir du livre de Paola Pigani « N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures » (Liana Levi, 2013). Vous pouvez nous envoyer vos textes à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.
Par Sylvie NERON-BANCEL
Extrait
« Un jour que Mine est affairée à préparer la promenade des enfants avec le curé, elle aperçoit cette très jeune mère, son corps qui ploie avec un nourrisson collé sur la hanche. Elle n’en revient pas, une mère si jeune, beaucoup plus jeune qu’elle.
Mine a vingt ans, pas de fiancé ni de temps à perdre. Elle a interrompu ses études de médecine à Bordeaux, s’est rapprochée de sa famille en Charente. La guerre n’a pas fait de trou dans sa vie. Tout est seulement en suspens. C’est ce qu’elle dit souvent. Et puis sa place est ici sur le réseau. Entre son nom de baptême, le surnom que lui ont donné les petits gitans et celui de ses camarades résistants, il lui semble avoir trois vies qui font le désespoir de ses parents. Des notables qui, depuis plusieurs générations ont planté sur le plateau d’Angoulême une réputation de gens bien, essentiellement préoccupés de bienséance, de bien-pensance et de succession. Mine leur donne du fil à retordre, depuis ses années au lycée Saint Paul. Elève brouillonne et brillante, elle n’a jamais su tenir sa place, ni lisser ses cheveux fous, ni sa jupe. Elle ne quitte jamais sa gibecière en toile usée que déforme souvent un livre de Bernanos ou de Marx.
Mine revient essoufflée de la promenade. Il a fallu surveiller les débordements, les rassembler, chanter, crier, les rassembler de nouveau. Le curé a menacé de renoncer à ces sorties si elles doivent se terminer ainsi en chasse aux fuyards. On a même vu des martinets dans les mains des gardiens. Mine, tout au long du chemin de retour, ressasse les gestes des gardiens, réfléchit à une nouvelle stratégie pour soustraire les enfants à leur rudesse et s’épargner les propos du curé qui la juge complaisante et désinvolte. »
Ce passage se trouve aux pages 151-152 du premier roman de Paola Pigani, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (Liana Levi, 2013). Mine, étrangère à ses parents, fronde l’autorité des adultes et pose un regard tendre sur les jeunes manouches enfermés dans des baraquements, pendant la deuxième guerre mondiale. Elle tente de leur apporter un peu de gaieté et de sa liberté. Nous sommes en 1940, un décret interdit la libre circulation des nomades et des roulottes. Trois cent cinquante Tsiganes de Charente et de Charente-Maritime sont internés au camp des Alliers, sous l’autorité du préfet et de la Kommandantur d’Angoulême, alors en zone occupée. Ici, Mine rencontre Alba, l’héroïne du livre, pour la première fois.
Paola Pigani s’est inspirée de l’histoire d’Alexienne Winsterstein, grand-mère manouche, qu’elle a rencontrée et qui a passé six ans dans ce camp des Alliers. Elle nous raconte le quotidien de cette communauté tzigane et plus particulièrement d’Alba. La jeune fille de quatorze ans va grandir au milieu des privations, des maladies, des confiscations – roulotte, chevaux, essence même de leur vie-, s’occuper de Maria, sa mère aveugle et de son petit frère né dans ce camp. Elle va traverser le deuil, découvrir la féminité, l’amour…. pendant ces six années.
Vous avez sans doute un jour dans l’enfance eu ce sentiment de votre propre « étrangeté », ce sentiment de la différence, comme Alba ou comme Mine. Je vous suggère dans un premier temps de lister des premières fois où vous auriez ressenti cette différence. Ensuite, choisissez dans cette liste un souvenir et dépliez-le en nous parlant du lieu, du regard des autres, des silences qui accompagnaient ce sentiment, ce jour-là.
Vous pourriez nous envoyer ce récit, sans oublier que la page comptera au maximum un feuillet standard (250 mots ou 1 500 signes)…
Lecture
Il y a d’abord ce titre magnifique qui fait référence au proverbe tzigane, On n’entre pas impunément chez les tziganes, ni dans leur présent, ni dans leur mémoire… C’est d’un pas léger que Paola Pigani y pénètre justement. Il y a aussi cette couverture rouge, cette roue énorme, symbole de leur liberté, dont ils seront privés pendant six ans, qui est magnifique.
Au delà de ce fait historique peu relaté des Tziganes enfermés dans des camps, Paola Pigani fait entendre leur souffrance, leur silence, leurs rires, leurs pleurs, dans ce temps suspendu de la guerre. Fille d’immigrés italiens, elle nous dévoile dans le prologue sa rencontre avec les manouches dans la ferme de Charente où était installée sa famille et de l’accueil que réservait sa mère à ces gens du voyage. On sent que le lien s’est tissé à cet endroit-là.
Le ton de ce très beau premier roman est poétique, grave et léger comme le violon qu’on entend à plusieurs reprises. Il « grince, tambourine la patience ou extirpe une espèce de nourriture céleste » distillée à cette communauté tzigane mais aussi aux lecteurs. Paola Pigani, nouvelliste, poète, fait danser, chanter les mots autour de ces feux qui ne brûlent plus, elle nous fait entrer à pas feutré dans l’âme des tziganes. On s’indigne, on pleure cette mère aveugle qui s’éteint de fatigue, on s’émeut de ces amours naissants, on tremble lorsqu’Alma et Silvère s’échappent du camp. Lorsqu’on referme le livre, le regard sur ces gens du voyage, dont la dignité a été bafouée pendant la 2ème guerre mondiale, a changé. On attend avec impatience son deuxième roman.
S.N-B.