9200000002308490Sylvie Néron-Bancel

Jusqu’au 12 février, Sylvie Néron-Bancel vous propose d’écrire à partir du livre d’Alessandro Baricco (Gallimard, 2014). Vous pouvez nous envoyer vos textes à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard.

Extrait

La dernière, ils l’attendirent en silence, le trente-sixième jour de cette étrange expérience. Quand vingt heures sonnèrent, il leur sembla évident qu’ils allaient patienter ensemble, car plus aucune temporalité ne comptait en dehors de celle inscrite dans les filaments de cuivre générés par le talent fou du petit vieux de Camdem Town.

À la seule lueur des deux dernières ampoules, l’atelier était déjà un trou noir, encore animé par deux pupilles de vie. Lorsqu’il n’en resta qu’une, la vie n’était qu’un frémissement.

Ils l’observaient de loin, sans oser s’approcher, comme s’ils craignaient de la souiller.

La nuit tomba et elle s’éteignit.

À travers les fenêtres occultées, filtrait la lumière suffisante pour dessiner le contour des choses, mais pas d’emblée, juste pour l’œil habitué à l’obscurité.

Tout semblait figé, hormis eux deux qui résistaient, encore vivants. Rebecca n’avait jamais éprouvé une telle intensité. Elle se dit qu’à cet instant n’importe quel geste aurait été inapproprié et, en même temps, elle comprit que le contraire était vrai aussi, à savoir qu’à cet instant il était impossible de faire un geste déplacé. Ainsi elle imagina un tas de choses et, pour certaines, elle avait commencé à les imaginer beaucoup plus tôt. Soudain, elle entendit la voix de Jasper Gwyn.

– Je crois que je vais attendre ici la lueur de l’aube. Mais vous bien sûr, vous pouvez partir maintenant, Rebecca. Il y avait une sorte de douceur dans sa voix susceptible d’évoquer également le regret, alors Rebecca s’approcha de lui et, lorsqu’elle trouva les bons mots, dit qu’elle aimerait attendre là à ses côtés – simplement.

Mais Jasper Gwyn ne dit rien, et elle comprit.

Elle se rhabilla lentement, pour la dernière fois, et s’arrêta devant la porte.

– Je suis persuadée que je devrais dire quelque chose de spécial, mais pour être sincère il ne me vient rien du tout.

Jasper Gwyn sourit dans le noir.

– Ne vous en faites pas, je connais bien le problème.

Ils se saluèrent en se serrant la main, et cela leur parut à tous les deux d’une justesse et d’une stupidité mémorables.

Suggestion

Alessandro Baricco publie son neuvième roman traduit en français Mr Gwyn, aux éditions Gallimard dans la collection « du monde entier ». Il livre un récit drôle, émouvant et poétique, qui réserve de nombreuses surprises. Son roman suggère sans rien imposer, laissant une place importante à la sensibilité et à l’imagination du lecteur. Jasper Gwyn, le personnage principal, est un romancier anglais reconnu, qui décide à l’âge de quarante-trois ans de ne plus écrire de romans et de disparaître aux yeux de ses lecteurs. Au terme d’une année d’escapade et d’errance, il comprend que l’écriture lui manque et qu’elle « l’aidait à mettre de l’ordre dans sa vie ». Pour tenir debout, il a l’idée d’écrire des portraits, à la manière d’un peintre : il sera « copiste de gens », comme le lui suggère une vieille dame incongrue qu’il rencontre. Il loue un grand atelier qu’il prend soin de mettre en scène, veille à l’éclairage, commande une bande son afin de créer une atmosphère unique pour ses futurs modèles.

Rebecca, l’assistante de son agent littéraire Tom Shepperd a accepté de se prêter au jeu. Elle va donc poser nue pour lui, dans son atelier, pendant trente six jours, à raison de 4 heures par jour. C’est le début d’une expérience inédite et un peu dangereuse pour Jasper Gwyn, qui va réaliser onze portraits et sera contraint de disparaître de nouveau. Aucun des portraits ne sera donné à lire aux lecteurs. L’extrait ci-dessus nous livre la fin de la toute dernière séance avec Rebecca.

Je vous propose de tenter une liste de souvenirs de « dernières fois » ; puis d’écrire un texte en vous centrant sur l’un d’entre eux et, plus précisément encore, sur l’instant de la séparation : qu’est-ce qui a capté votre attention ce jour-là (lumière, odeurs, bruits, couleurs, etc.) ? Quels éléments sensibles en subsiste-t-il ?

Ne racontez (surtout) pas toute l’histoire de la relation. Suggérez-la. Envoyez-nous votre texte, qui comme d’habitude, ne devra pas excéder 250 mots ou 1 500 signes).

Lecture

Alessandro Baricco a suivi des études de philosophie et de musicologie. Il s’est fait connaître en France en publiant à 33 ans, les Châteaux de la colère, qui obtint le prix Médicis étranger.

Suivent ensuite les très salués Soie (1996) Océan, Mer (1998) et Novecento : pianiste (1997). Les textes de Baricco sont emprunts de poésie et de musique. Il y règne une atmosphère énigmatique. Les phrases y sont brillamment ciselées et les images, véritablement saisissantes.

Aujourd’hui, Baricco est romancier, homme de théâtre, de cinéma, journaliste pour La Republica. ll a aussi fondé une école d’écriture, la « Scuola Holden » – ainsi nommée en hommage à un personnage de J. D. Salinger (c’est l’école où même ce cancre de Holden Caulfied serait heureux). En 2000, il orchestrait la mise en scène de Novecento, aujourd’hui c’est André Dussolier qui joue la belle histoire imaginée par Alessandro Baricco; celle d’un pianiste né en 1900 sur un paquebot, et qui jamais ne posera pied à terre.

Avec Mr Gwyn, Alessandro Baricco fait l’éloge de la lenteur. Le vrai romancier, nous dit-il par l’intermédiaire de son personnage principal, doit être un copiste. Il ne s’agit pas d’imaginer, mais de retrouver, chez des êtres que la nudité et l’isolement rendent plus démunis, ce qu’ils sont profondément, leur vérité, loin du personnage imaginaire qu’ils se sont construit. Jasper Gwyn souhaite « ramener ces personnes chez elles. » Il va donc, pour chaque modèle, inventer une histoire qui les aidera à rentrer chez eux…

Ce personnage, confie Baricco dans une interview accordée à France Inter, appartient au passé, dit-il.« Au fond, à travers son histoire, j’ai rendu un dernier hommage chargé d’émotion à un monde culturel dans lequel j’ai grandi et qui aujourd’hui est en train de disparaître. Voilà pourquoi Mr Gwyn termine son existence comme un clandestin, dans un monde qui n’est plus le sien. » Face à ce constat, toutefois, l’écrivain italien ne ressent aucune nostalgie, mais seulement une infinie tendresse pour ses personnages et pour leur irréductible part de mystère.

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