9782743626877Cette semaine Alain André vous propose d’écrire à partir du livre de Georgia Makhlouf, Les Absents (Rivages, 2014).

Vous pouvez nous envoyer vos textes jusqu’au 11 mai à atelierouvert@inventoire.com. Une sélection sera publiée deux semaines plus tard dans la rubrique « Vos textes ».

Extrait

« Et puis il y a les absents. Leurs noms et leurs adresses ne servent plus à rien mais je ne les efface pas. Ce sont ceux de personnes qui ont compté, mais qui sont sorties de ma vie, par désamour, par égoïsme, par lâcheté, et parfois sans raison, parce que le temps nous a filé entre les doigts, parce que nous n’avons rien tenté pour le retenir, parce que nos vies ont emprunté des chemins qui ne se sont plus croisés. Ce sont aussi ceux de personnes qui ne sont plus mais qui continuent de vivre dans les failles de ma mémoire, dans certains de mes gestes, dans des émotions inattendues qui parfois me submergent, dans des chagrins qui me rattrapent, dans de minuscules fidélités à des moments partagés. Car nous sommes habités par nos disparus et hantés par eux et ceux-ci nous révèlent plus sûrement que ce qui fait le présent de nos vies. Car nos vies sont en fragments sinon en lambeaux, elles ont été mille fois brisées et continuent de l’être, par la guerre et ses avatars, par des tremblements de terre et par d’autres tempêtes encore. »

Suggestion

Ce paragraphe est tiré du prologue du premier roman de Georgia Makhlouf, Les Absents (Rivages, 2014), qui présente le matériau initial du livre : les carnets d’adresses, les rituels qui les constituent et les renouvellent, la façon dont certains noms sont effacés ou au contraire subsistent contre toute attente et parfois toute raison.

L’auteure se consacre aux absents et aux disparus – aux personnes dont les noms comptent, en dépit même de la fin de la relation, et qui constituent, avec une adresse et un numéro de téléphone, tout ce qui reste de pans entiers de notre vie. Elle nous propose vingt noms, et vingt textes courts, issus du « carnet de Beyrouth », puis quinze autres, issus du « carnet de Paris ». Les plus émouvantes de ces entrées sont souvent les plus terribles – « Alice », « Saydé », « Vartanessian, Zaven », « Vlado ». La mort violente y est en effet nombreuse : cousine « tuée par un obus », cousin phalangiste « tué au combat », accident de voiture suspect, bonne violée et massacrée dans l’appartement de la famille… Le carnet parisien met en scène une guerre à peine moins violente : à peine plus feutrée, sociale. Il ne grandit pas l’image de la ville et de ses habitants, mais propose lui aussi de belles entrées (« Simon », ou « Zeller, Armand », qui clôt le livre sur une nouvelle séparation – celle du divorce).

Leur addition propose au lecteur une nouvelle sorte d’autobiographie « anglée » : pas le corps et ses transformations, comme chez Paul Auster, Daniel Pennac ou Brigitte Giraud, pas les objets en général, comme chez François Bon, pas les vêtements, comme chez Jane Sautière, mais le carnet d’adresses, en tant qu’instance de décentrement, qui dérégle le récit autobiographique et parfois la stricte chronologie, au profit d’une série de portraits ou de croquis. Dans les interstices se précise le portrait de la narratrice, en femme blessée, mélancolique parfois, mais surtout d’une énergie vitale incroyable, pudique, exigeante, obstinée, capable de surmonter toutes les épreuves, comme la mort atroce de certains proches, la guerre, l’exil, les rudes paradoxes de « l’intégration » et les séparations amoureuses.

Mais vous aussi, vous tenez un carnet d’adresses. Celui qui se trouve dans votre sac, ou dans le tiroir de votre bureau, n’est sans doute pas le premier. Et si vous en parcouriez une page, en vous en tenant à deux lettres, la première et la dernière lettre de votre prénom, arbitrairement. Pour l’une et l’autre lettre, sélectionnez un nom. Notez le détail, puis l’image, l’anecdote, que ce nom fait en quelque sorte resurgir, un peu comme si vous étiez en train de feuilleter un album photo. Développez l’image, en somme. Recommencez pour un second texte. Chacun des deux textes fera au maximum 750 signes. Envoyez-les nous.

Lecture

Georgia Makhlouf est libanaise. Les Absents, ce « livre des morts », selon la formule d’Antoine Compagnon (Le Monde, vendredi 21 mars 2014), nous narre à la fois l’histoire du Liban entre 1975 et 1990 et celle de la narratrice. Refusant la confessionnalisation du conflit, position éminemment dangereuse au Liban, elle finit par renoncer et part pour la France. Elle vit obstinément entre Paris, où elle a suivi les ateliers d’écriture Élisabeth Bing et ceux d’Aleph-Écriture, et Beyrouth, où elle a fondé la première association d’ateliers d’écriture libanaise, Kitabat, qui tente de transmettre l’amour du livre et de l’écriture aussi bien en français qu’en anglais et en arabe. Elle a publié deux beaux textes aux éditions Al Manar : Éclats de mémoire (2005) et Les Hommes debout. Dialogue avec les Phéniciens (2007).

Son premier roman, lui, est né notamment d’une séance d’atelier d’écriture proposée par la romancière Anne Roche lors d’un colloque de Cerisy, qui était consacré en 2011 aux ateliers d’écriture littéraire. Je participais moi aussi à cette séance, mais je n’avais pas mesuré sa résonance chez Georgia. Il y était question de carnets d’adresses, déjà, grâce à un livre de l’écrivain et photographe Alain Fleischer, dont Anne Roche, également professeur d’université, avait étudié et enseigné l’œuvre prolifique – et les dispositifs parfois extrêmement retors. Le carnet d’adresses (Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2008) évoquait les « inconnus oubliés, disparus, célébrités à peine rencontrées, partenaires d’un moment, amis de toujours ». Relisant aujourd’hui son prologue, je saisis autrement quelques mots qui surgissent au fil des pages, « absents » et « disparus », par exemple, qui ont probablement servi de premiers « conducteurs » à l’écriture de Georgia.

Le thème, et le dispositif qu’il appelle, appartiennent à tous. On peut en tirer une proposition d’écriture, comme je le fais ici, et même plusieurs autres. Georgia Makhlouf cite elle-même volontiers d’autres sources, comme Le sac à main, de Marie Despleschin, ou encore Journal de mes Algéries en France, de Leïla Sebbar. Mais ce qu’elle a tiré de ces fils épars est à la fois très beau et tout à fait singulier : le récit suggestif d’une trajectoire à la fois historique et personnelle, dans laquelle les absents et les disparus, précisément, sont peut-être les plus vivants des contemporains, comme seuls savent être vivants les fantômes. L’enchevêtrement de ses entrées constitue, à n’en pas douter, la matrice d’une œuvre à venir, que le lecteur que je suis attend déjà.

Alain ANDRÉ

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