Cette semaine, Solange de Fréminville vous propose d’écrire à partir de Boussole (Actes-Sud, 2015) de Mathias Enard. Envoyez-nous vos textes (un feuillet standard ou 1500 signes maxi) jusqu’au 7 décembre 2015 à l’adresse atelierouvert@inventoire.com.
Extrait
« Allongé sur le dos dans le noir, il va m’en falloir, de la patience, respirons calmement, allongé sur le dos dans le profond silence de minuit. Ne pensons pas au seuil de cette chambre de l’hôtel Baron à Alep, ne pensons pas à la Syrie, à l’intimité des voyageurs, au corps de Sarah allongé de l’autre côté de la cloison dans sa chambre de l’hôtel Baron à Alep (…)
Pour qui arrivait de Damas, Alep était exotique ; plus cosmopolite peut-être, plus proche d’Istanbul, arabe, turque, arménienne, kurde, à quelques lieues d’Antioche, patrie des saints et des croisés, entre les cours de l’Oronte et de l’Euphrate. Alep était une ville de pierre, aux interminables dédales de souks couverts débouchant contre le glacis d’une citadelle imprenable, et une cité moderne, de parcs et de jardins, construite autour de la gare, branche sud du Bagdad Bahn, qui mettait Alep à une semaine de Vienne via Istanbul et Konya dès janvier 1913 ; tous les passagers qui arrivaient par le train logeaient à l’hôtel Baron, équivalent alepien du Péra Palace stambouliote – l’Arménien qui tenait l’hôtel quand nous y sommes descendus pour la première fois en 1996 était le petit-fils du fondateur, il n’avait pas connu les hôtes illustres qui rendaient l’établissement célèbre : Lawrence d’Arabie, Agatha Christie ou le roi Faysal avaient dormi dans cette bâtisse aux fenêtres en ogive ottomane, à l’escalier monumental, aux vieux tapis usés et aux chambres défraîchies où traînaient encore d’inutiles téléphones en bakélite et des baignoires de métal à pattes de lion dont la tuyauterie sonnait comme une mitrailleuse lourde dès qu’on ouvrait le robinet, au milieu des papiers peints fanés et des couvre-lits tachés de rouille.
(…) S’il était déjà 5 heures je pourrais me lever, épuisé comme chaque matin, vaincu par la nuit ; impossible d’échapper à ces souvenirs de Sarah, je me demande s’il vaut mieux les chasser ou m’abandonner tout à fait au désir et à la réminiscence. Je suis paralysé dans mon lit, depuis combien de temps fixé-je la bibliothèque, immobile, la tête ailleurs, la main toujours accrochée à l’interrupteur, un marmot qui serre son hochet ? Quelle heure est-il ? »
Proposition
Boussole, le dernier livre de Mathias Enard, et le dixième, se déroule entre vingt-trois heures et sept heures du matin, le temps d’une insomnie pour Franz Ritter, musicologue et orientaliste viennois, qui vient d’apprendre qu’il est malade. Le sommeil, il ne le trouvera pas, ce qui lui laisse le temps de se remémorer sa vie, ses voyages, ses rencontres, ses travaux, et surtout son amour intact et impossible pour Sarah, orientaliste comme lui, avec qui il a toujours partagé sa passion pour l’Orient. Cela se passe à Vienne, « porte de l’Orient » selon l’auteur.
À travers un flux de conscience ininterrompu, il nous entraîne dans ses réflexions, ses remémorations, sa fièvre, ses obsessions, ses angoisses, nous fait voyager avec lui ou sur les traces d’aventuriers, de savants, de philosophes, d’artistes, d’écrivains, en Syrie, en Iran, en Turquie, dans cet Orient qui a tant fait rêver et nourri l’Occident. On y voit s’entremêler des fictions construites d’un côté à l’autre, dans la diversité des cultures. Le rythme des phrases, leur longueur, le flot permanent de références érudites et de rencontres à travers plus de deux siècles, tour à tour nous exaltent, nous surprennent, nous hypnotisent et nous submergent… On passe d’un songe à une expérience de voyage, d’une observation triviale à un débat d’érudits, d’un regard par la fenêtre à un autre vers l’écran muet de l’ordinateur, d’une angoisse liée à la maladie à la jubilation du savoir, d’une réflexion philosophique à un émoi amoureux, et c’est toute une vie qui défile…
Chacune des quatre cents pages du roman représente environ une minute du soliloque nocturne de Franz Ritter.
Probablement chacun de nous a-t-il fait l’expérience d’une insomnie. Vous pourriez, un instant, vous laisser gagner par cet état… et tenter d’écrire, à votre tour, en une seule longue phrase d’une page, le flux de conscience qui traverserait votre esprit, ou celui d’un insomniaque fictif. Votre phrase serait ponctuée comme vous souhaitez, mais elle comporterait un seul point : final. Nous serions heureux de partager avec vous ces moments d’insomnie – et ces textes, d’un feuillet standard au maximum.
Lecture
L’Orient traverse toute l’œuvre de Mathias Enard. Lui-même orientaliste, diplômé de persan et d’arabe, né à Niort en 1972, il a voyagé et vécu au Liban, en Égypte, Syrie, Iran et Turquie, comme le personnage de Boussole. Traducteur, professeur de lettres arabes à l’université de Barcelone – où il tient un restaurant – il est aussi le créateur de revues culturelles et d’une galerie d’art…
Son premier roman, intitulé La Perfection du tir (Actes Sud, 2003), suit un sniper dans un pays qui pourrait être le Liban. Son quatrième roman, Zone (2008, prix Décembre et prix du livre Inter), immense monologue de cinq cents pages comptant une seule phrase, nous fait traverser les guerres méditerranéennes du XXe siècle. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (Actes-Sud, 2010, prix Goncourt des lycéens) évoque un épisode méconnu de la vie du sculpteur Michel-Ange, invité à Constantinople pour y réaliser le projet du premier pont sur le Bosphore. Rue des voleurs (Actes-Sud, 2012, prix de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire) raconte les errances d’un jeune marocain de Tanger à Barcelone, sur fond de printemps arabe.
Boussole (Actes Sud) vient de recevoir le prix Goncourt de la rentrée littéraire 2015. Bernard Pivot, président du jury Goncourt, le salue pour son « érudition extraordinaire », qui « peut faire peur » à certains lecteurs, «mais il faut avoir l’audace d’écrire un livre comme celui-ci et il faut avoir l’audace de le lire ».
À propos de Boussole, Mathias Enard dit avoir voulu « lutter contre l’image simpliste et fantasmée d’un Orient musulman et ennemi, en montrant tout ce qu’il nous a apporté. Exhumer des passions oubliées et des échanges enfouis, reprendre des dialogues parfois interrompus. Tenter humblement de recenser les marques de cette passion, de ce qui se joue entre soi et l’autre, entre Les Mille et une nuits et À la Recherche du temps perdu, entre le chant du muezzin et les lieder de Szymanowski. »
S. de F.
Solange de Fréminville conduit des ateliers d’écriture à Paris pour Aleph-Écriture, notamment un Atelier ouvert en librairie et un cycle « Écrire avec les auteurs contemporains ».