Il y a 15 jours, Laurence Faure vous proposait d’écrire à partir de l’essai de Régine Detambel : Les livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative (Actes-Sud, 2015). Voici 6 textes en réponse à cet appel à écriture. Nous vous remercions tous de votre participation!
Odile Balme : L’envoûtement par Lola Valérie S.
Il s’agissait de tenir le coup, de supporter l’attente du résultat… Seule dans la cour du collège, l’immense cour vide ; pas de souvenir de la raison de ce vide. Une grève ? Une absence de cours ? Pourquoi était-elle dans cette cour vide à attendre le résultat d’un conseil de classe dont elle appréhendait avec angoisse le verdict ? Il s’agissait alors d’occuper l’attente. Elle lisait Le ravissement de Lol V. Stein…
Elle lisait, elle s’en souvient, assise sur une rambarde d’un préau désert. Elle a aujourd’hui le souvenir de cette révélation : une femme pouvait être belle, fascinante et folle. Elle rêvait d’être aussi folle que Lol, elle voulait avoir cette vie de bal, de femme adorée, de maisons gigantesques et impénétrables. Elle aurait voulu que sa folie à elle, d’adolescente perdue soit reconnue dans un livre, que cela en fasse une aussi belle histoire que celle, ineffable, de Lol V. Stein…
Elle rêvait d’aussi grands chagrins, elle qui n’avait connu encore aucun homme. Elle voulait fasciner, être aimée et envoûter… C’est l’effet que lui fit ce livre, cette femme, cette histoire qui n’en est pas une véritablement mais plutôt un rêve, une sensation d’envoûtement… Elle peut ressentir encore le pincement de jalousie envers la folie charismatique de Lol.
Elle tomba follement amoureuse, plus tard, souvent. Cela a meublé sa vie parfois mais elle n’a jamais incarné la légèreté déséquilibrée de Lola Valérie Stein…
O.B.
Je me souviens que j’ai longtemps été une petite fille qui s’ennuyait.
Un jour, j’ai reçu en cadeau Pêcheur d’Islande de P. Loti. La violence des guerres coloniales d’Indochine, la brutalité des campagnes de pêche en Islande, la menace de la mer toujours présente, l’histoire d’amour tragique entre Yann et sa belle fiancée, le récit de sa mort dans les flots déchaînés m’ont foudroyée. J’ai beaucoup pleuré. On m’a tapé sur les doigts. Quand l’été de mes dix ans a mené la famille sur les bords de la Manche, j’ai aperçu la silhouette sombre de Gaud au pied de la grande Croix des Veuves. On ne m’a pas crue. Folle, j’étais folle. Un matin, je me suis éloignée vers le large, j’ai failli me noyer, je suis revenue. On a commencé à se méfier de moi.
Avec les pages de Loti, le chaos est entré dans ma vie. Elles m’avaient éveillée, elles avaient instauré un ineffable espace à moi. Une force, un élan immenses m’emportaient vers un ailleurs possible, autrement. Je me sentais animée de mon propre mouvement en devenir et je pouvais commencer à exister.
Quant à Pierre Loti, je l’ai souvent rencontré ensuite, à Rochefort, à Oléron et même à Madagascar et à Istanbul. Nous ne nous sommes jamais quittés et je peux affirmer aujourd’hui en toute sérénité que l’extravagant académicien français du siècle passé m’appartient aussi un peu !
Cathy Fourne
Ça a jeté un pavé dans la mare de mes lectures jusque-là arrimées aux bandes dessinées, à la fiction, aux correspondances. Des choses denses qui me contiennent et parfois m’emprisonnent. Je ne cherche rien quand, sur l’étagère d’un bouquiniste, L’Anthologie de la poésie portugaise contemporaine 1935-2000 me sourit. Elle s’immisce dans ma vie à un moment de doute intense, où mes pensées sont dépourvues de frisson. Je viens d’avoir mon deuxième enfant, je suis submergée par le doute qui empêche. J’entrevois dans ce recueil une fenêtre lumineuse sur des océans de mots rassurants et pourtant immenses, qui ne m’éparpillent pas mais me rassemblent.
Ces poètes et ces poétesses écrivent dans une langue que je ne connais pas. Je m’enveloppe dans sa sensualité terrienne. Dans ces poèmes portugais, la langue de la création se frotte aux fissures politiques. J’embarque pour ce pays lointain. Je marche dans les villages arides de l’Algarve. Mon cœur se noue pendant les années de la dictature salazariste. Mon corps vibre aux espoirs nourris par la Révolution des Œillets. J’entrevois une aurore à travers la géométrie chantante de Sophia de Mello, je vois clair dans les poèmes solaires d’Eugenio de Andrade. Une architecture nouvelle se profile, celle que je n’attendais plus car n’osais l’espérer. Les structures corsetées des poèmes emboîtent le pas à la tendresse sucrée et jamais mièvre des poètes lusophones… c’est un nouvel horizon intérieur. Depuis, j’écris de la poésie.
E.V.
Myriam Pereira de Passos : Une vie trépidante à Paris
Pas le temps de me poser.
Métro-boulot-dodo …
Un cercle infernal où le travail devient maître.
J’envie ceux qui arrivent à se plonger dans un livre.
Je repense parfois à mes lectures pour le baccalauréat.
Plus le temps. Plus l’espace. Plus la liberté d’esprit.
Et puis, un jour, par hasard, envie de renouer avec ces premières amours.
Je pousse la porte d’une librairie en quête d’un texte court ou d’un miracle !
La couleur ocre de sa couverture attira mon regard, mais c’est son titre qui harponna mon cœur.
Je le feuillette et je découvre de petits récits délicieux.
Je l’empoigne, je passe à la caisse et je m’enfuis chez moi.
Lovée dans un fauteuil club, je le lis. Je le savoure. Je le dévore.
Je ne suis déjà plus là. J’ai 7 ans ou 8 ans …
J’écosse les petits pois avec ma grand-mère et je sens leur rondeur entre mes doigts.
Je dévale les chemins de campagne à bicyclette avec la bouche pleine de mûres sauvages.
Les gâteaux du dimanche sont délicieux avec leur crème chantilly aérienne.
J’en oublie l’heure. Je me sens bien et heureuse.
Je me rappelle alors que la vie est aussi faite de bonheurs simples.
Précieux comme les multiples éclats d’un diamant.
Et si j’apprenais aussi à savourer … la première gorgée de bière (de Philippe Delerm) ?
Peut-être que le temps passerait moins vite !
Ma vie en fut changée …
M.P.
Régine Zeidan : Béquilles à la fragilité
Je n’avais pas cinq ans quand une coqueluche m’alita. Il faisait beau, j’écoutais ma sœur jouer dehors. Contagieuse, aucune visite permise, je m’ennuyais. Pour troubler le temps et le silence de ma solitude, je disais à voix haute chaque lettre contenue dans les revues que me laissait maman : e, l, l, e… « Je sais lire ! ». Convaincue je l’étais. Quelques mois plus tard, j’entrais à l’école. Le voyage de Macoco me transporta. En assemblant les lettres, mécanique magique jusqu’aux mots, j’approchais l’Afrique. J’appris à lire une autre couleur de peau, des animaux sauvages, éléphants, lions, des fruits étranges… Les femmes pilaient le mil et Macoco, vêtu d’un pagne, habitait une case. J’ai chéri ce manuel scolaire que je ne possède pas. Il me manque ! Je voudrais l’avoir là, tout de suite, le toucher, sentir son odeur vieillie, tourner les pages… Refaire les exercices… Relire l’histoire… Prendre l’avion, aller là-bas…
Et puis un jour, l’enchantement à nouveau… Sur le bureau de ma fille, alors élève en 6ème, La folle allure. Je ne connaissais pas Christian Bobin… « Ainsi allons-nous, cavaliers sur un chemin de neige, cherchant la bonne foulée, cherchant la pensée juste, et la beauté parfois nous brûle, comme une branche basse giflant notre visage… ». Depuis, je m’arrange pour avoir à portée de main un ouvrage de Bobin. Le lire, c’est danser la musique des phrases, c’est lever un instant le regard au-dessus du mariage des mots, puis fermer les yeux à l’évocation de l’image se dessinant… Après, c’est respirer tranquillement, simplement heureuse au cœur de la foule bruyante, allant au pas de course.
R.Z.
Stéphanie Bara
C’est étrangement au creux des textes scolaires que se cache ma première envie d’écrire. Tout de suite, c’est le souvenir d’un premier commentaire composé sur table qui éclate de joie devant moi. Rimbaud et Ma Bohème. D’où est venue cette euphorie de courir entre les lignes avec ses souliers blessés ? D’où est apparue la porte grande ouverte vers l’imaginaire ? Je la possédais depuis toujours sans doute, mais le temps de ce poème-là, elle m’est devenue conscience et évidence. La muse étoilée du poète s’était emparée de mon stylo et de ma mauvaise humeur de lycéenne en pleine évaluation. La muse de Rimbaud a construit ce jour-là, sans le savoir, une autoroute directe à destination de l’écriture. Aujourd’hui encore, à tout moment je l’emprunte, ses sonorités et ses couleurs sont celles d’un pays d’exil temporaire fiable. J’y puise de quoi rêver, de quoi comprendre et de quoi écrire.
Depuis, suspendue à la muse, je nourris l’étincelle dès que possible, et la lecture adulte n’a rien à envier à la lecture d’enfance. Les passerelles entre lu et vécu s’y font plus nombreuses, bien sûr, mais les sensations trouvent toujours leur auberge à la Grande Ourse et l’euphorie reste la même.
Juste pour vérifier, j’ai rouvert à l’instant L’énigme du retour de Dany Laferrière. Dès les premières lignes, je me suis mentalement assise dans un fauteuil, sur une terrasse écrasée de soleil, abritée à l’ombre des mots. Exactement là où je l’ai lu la première fois…
S.B.